CHAPITRE PREMIER

Au sein du vaste océan qui

couvrait plus de la moitié de la superficie de Joklun-N'Ghar, perdu à des

milliers de kilomètres de la terre la plus proche, s'étendait le paradis en miniature de l'île de Huxley. Plusieurs millions d'années plus tôt, bien avant l'apparition, dans les forêts du continent principal, des bipèdes glabres qui constitueraient un jour l'humanité locale, une violente poussée de lave avait percé la plaque océanique, donnant naissance à un cratère sous-marin dans un jaillissement de vapeur d'eau. En quelques décennies, les scories accumulées avaient atteint une telle hauteur que le cône du volcan en question s'était élevé au-dessus de la surface de l'océan, donnant naissance à une île

grossièrement circulaire d'une dizaine de kilomètres carrés.

Très vite, des graines apportées par le vent ou par les courants marins avaient germé sur ces rivages hostiles, entre les coulées de lave ardente et sous les pluies de cendres qui s'y

s'abattaient quasiment en permanence. Ensuite étaient venus les animaux tout d'abord des insectes, arrivés là principalement par la voie des airs, suivis de près par certains oiseaux migrateurs, puis de grandes tortues aveugles, qui avaient trouvé dans le sable volcanique bordant le rivage un lieu de ponte idéal. Le dernier sursaut du cratère égueulé qui occupait le centre de l'île n'était qu'un lointain souvenir lorsque d'autres reptiles avaient fait leur apparition, chevauchant branches et troncs d'arbres en provenance de l'un ou l'autre des continents de la planète. Approximativement à la même époque,

quelques couples de mammifères s'étaient joints à l'écosystème en réduction, après avoir eu recours le plus involontairement du monde à un mode de transport analogue.

Des milliers de siècles s'étaient écoulés depuis, sans changement notable. Certaines espèces avaient disparu, mal adaptées ou trop peu nombreuses pour conserver une diversité génétique

suffisante ; d'autres avaient évolué, voyant leurs ailes s'atrophier ou

leur alimentation se modifier ; quelques-unes, enfin, étaient arrivées par les mêmes chemins hasardeux que celles qui les avaient précédées... Mais, en fin de compte, l'île était restée pratiquement la même tout au long du laps de temps qui séparait l'implantation de ses rares mammifères de l'époque actuelle.

Les autochtones à la peau olivâtre et aux yeux étirés vers les tempes, dont la civilisation naissait lentement sur le continent principal, avaient certes tenté quelques incursions maritimes, mais les plus hardis d'entre eux ne

s'éloignaient pas à plus de quelques milles des côtes ; les coquilles de

noix qui leur tenaient lieu d'embarcations, parfaites pour le cabotage,

n'auraient pas résisté à la plus modeste des tempêtes qui agitaient fréquemment le Grand Océan N'Gharien.

Puis, un jour, un objet métallique était apparu dans le ciel, masquant le soleil naissant ; il émanait de

cette masse étincelante un monstrueux grondement, qui avait semé la panique parmi la faune insulaire. Les fragiles et minuscules lémuriens aux immenses yeux d'or s'étaient réfugiés dans leurs terriers à flanc de coteau, les grands oiseaux au plumage coloré qui nichaient dans les arbres géants avaient pris leur essor dans un concert de croassements affolés, les tortues elles-mêmes, alors fort occupées à pondre, avaient précipitamment recouvert leurs œufs avant de se hâter avec lenteur vers le refuge des flots outremer.

Le ventre de l'objet titanesque s'était ouvert, libérant une nuée de petites sphères, elles aussi métalliques, qui s'étaient aussitôt éparpillées au-dessus de l'île. Certaines d'entre elles s'étaient posées pour recueillir des échantillons minéraux ou végétaux,

d'autres s'étaient lancées à la poursuite de représentants des différentes espèces animales, dardant un œil de verre où se reflétait le soleil. D'autres encore capturaient insectes et reptiles, à l'aide d'un appendice articulé

pourvu de cinq doigts qui ressemblait étrangement à celui terminant les membres des lémuriens.

La nuit commençait à envahir le ciel lorsque les sphères brillantes avaient réintégré l'énorme objet toujours suspendu dans le ciel. Elles abandonnaient sans regret derrière elles une

dizaine des leurs, qui avaient connu des malheurs aussi divers que de tomber sous la patte d'un lézard des roches ou de s'empêtrer dans le lacis de lianes et de plantes grimpantes du sous-bois. Quelques instants après avoir refermé son ventre luisant, l'intrus avait disparu en direction du couchant, ne laissant qu'une vague impression d'effroi dans la mémoire des habitants de l'île.

Et la vie avait repris son cours.

Les tortues aveugles, sortant de l'océan, avaient achevé leur ponte

interrompue, les volatiles bigarrés avaient réintégré leurs nids ou leurs

perchoirs, et les lémuriens quitté leurs logis souterrains, en quête de fruits ou de racines. L'étrange visite n'avait été qu'une parenthèse dans l'écoulement paisible des jours ; il n'en subsista nulle trace, sinon une poignée de

boules de métal cabossées, que recouvraient peu à peu la végétation et la

rouille.

Cela ne devait pas durer plus

d'une dizaine d'années.

Un matin, à l'aube, d'innombrables objets de toutes tailles avaient fondu sur l'île pour s'y poser et libérer de hautes créatures de métal qui s'étaient aussitôt mises à l'œuvre. La journée leur avait suffi pour ériger sur un surplomb rocheux la plus audacieuse des villas, dont les murs aux courbes douces et les flèches élégantes se fondaient à la perfection dans le paysage verdoyant.

Après leur départ, au milieu de la nuit, quelques grands lémuriens aux yeux mauves étaient venus étudier la chose étrange qui se dressait désormais à l'endroit où ils avaient l'habitude de se prélasser au soleil durant les tièdes journées d'hiver Ils avaient reniflé la base des murs et tenté, en vain, d'ouvrir les portes et les fenêtres avant de repartir, dépités et toujours aussi intrigués.

Ce n'est que lorsqu'ils eurent réuni assez de courage pour escalader l'édifice, quelques semaines plus tard, qu'ils découvrirent que les toits en pente douce de celui-ci constituaient un emplacement tout aussi confortable que le précédent pour somnoler sous la

chaude caresse des rayons solaires.

— Ne pourrait-on faire

quelque chose pour chasser ces bestioles ? Fulminait Andy Sherwood, debout devant l'immense baie vitrée qui occupait tout un mur du grand salon. Je ne sais pas, moi... Electrifier les toits, par exemple. Oh, pas beaucoup :

juste une douzaine de volts, histoire de les faire danser un peu et, surtout, qu'ils ne reviennent plus !

William Baker, mollement étendu sur un confortable transat épousant la forme de son corps, reposa avec

nonchalance le verre de RToox-vodka dont il venait d'aspirer les dernières gouttes.

— Je ne comprends vraiment

pas ce que tu as contre ces charmants animaux, dit-il d'un ton désabusé.

Sherwood tourna le dos au paysage enchanteur qu'il observait depuis une bonne dizaine de minutes et fit face à son associé, le contemplant pensivement. Amis de longue date, les deux hommes appartenaient au comité directeur d'une puissante et réputée compagnie d'import-export : la B and B Co, qui possédait des concessions sur des dizaines de planètes et des options sur bien plus encore, — Tant qu'ils se contentaient

de squatter le toit et la terrasse, ça allait encore, ronchonna Sherwood en passant la main dans sa barbe poivre et sel. Mais ce matin, en me réveillant, j'ai découvert que ma statuette psychomorphe de Ktan avait disparu ! Et

figure-toi qu'en me mettant à la fenêtre j'ai vu l'un de ces « singes »

qui s'amusait à la tripoter, tranquillement assis dans une gouttière !

— Ce ne sont pas des singes,

mais des lémuriens, corrigea Baker, et tu n'avais qu'à pas dormir la fenêtre ouverte.^

— Elle était fermée ! Se défendit Andy.

Apparemment, ces... « Lémurins » ont fini par trouver le moyen de

l'ouvrir de l'extérieur. Pas étonnant : cette maison est pleine de défauts !

Passe pour les champignons dans la cave après tout, ils sont comestibles, et même délicieux. Passe aussi pour les défauts d'étanchéité de la tour nord et les hoquets de la plomberie... Mais voilà que les piliers ouest commencent à se fissurer et que des bestioles stupides réussissent à vaincre une fermeture de sécurité censée être à l'abri des cambrioleurs ! Ça ne peut plus durer !

Si je m'écoutais, je porterais plainte contre le fabricant pour malfaçons

multiples !

— Tu oublies un détail, lui

rappela son associé. C'est une filiale de la B and B Co qui a construit cette maison. Tu ne vas tout de même pas

t'intenter un procès à toi-même ?

Un grand oiseau blanc aux ailes terminées par un bouquet de plumes noires passa en silence devant la baie

vitrée. Son bec jaune pâle, d'une longueur démesurée, tenait une fougère

bleu-vert. D'après les observations de Chuck Nilson, qui s'intéressait depuis peu à l'ornithologie, les khaar-t'dong comme les appelaient les N'Ghariens construisaient des nids suspendus à

l'intérieur des grottes qui minaient les falaises de la rive sud. Ils

utilisaient les tiges résistantes des fougères pour en réaliser l'armature, puis comblaient les trous à l'aide d'algues torsadées.

William Baker fut le seul à jouir du spectacle de la gracieuse créature battant lentement des ailes. Il

appréciait à sa juste valeur l'écosystème préservé qui l'entourait et ne

manquait pas une occasion de profiter de ce lieu idyllique.

Andy, quant à lui, tournait

toujours le dos à la baie vitrée. Baker songea que, de toute manière, son

associé n'aurait pas été en mesure de savourer ce que la vision du khaar-t'dong pouvait avoir d'apaisant ; toujours obnubilé par sa statuette et par les lémuriens, il réfléchissait, les yeux baissés et le front plissé.

— Très bien, dit-il en

relevant la tête au bout de quelques secondes. Puisque c'est comme ça, je vais aller dire au directeur de cette boîte ce que je pense de lui et de ses robots !

S'ils sabotent à ce point le travail pour une commande émanant de la B and B Co je n'ose imaginer à quoi doivent ressembler les maisons des clients « normaux » !

Baker acquiesça. Il lui était

difficile de désapprouver son associé. Outre les défauts cités par celui-ci, la villa en comportait des dizaines d'autres, souvent mineurs, mais qui n'allaient pas sans créer certains problèmes. La climatisation, notamment, était on ne peut plus capricieuse, et les efforts d'Andy pour arranger les choses n'avaient fait que les empirer. Un autre sujet de souci constant résidait dans la

solidité de l'assise basaltique sur laquelle avait été bâtie la maison ;

Ronny Blade, cofondateur avec William' de la B and B Co comme l'indiquait le nom complet de celle-ci : Baker Blade Import Export Corporation, craignait que les piliers scellés dans la roche ne fussent pas assez longs.

Mais il était impossible de le vérifier sans un spectromètre de masse,

instrument absent de l'île de Huxley.

— Bon, reprit Andy d'un ton

grognon. Je prends le suborb et je file à Nylghur. Tu sais quand Red et Ronny comptent revenir de Yegg-Sh'Tra ? (Will tardant à répondre, il poursuivit :) Aucune importance ! Je serai de retour avant eux, de toute manière. Ah !

Ça ne va pas traîner ! Je vais lui faire voir de quel bois je me chauffe,

à ce sagouin et pas plus tard que tout à l'heure !

Sur ces mots, le barbu adressa un salut de la main à son associé et quitta la pièce par la porte donnant sur le couloir sinueux qui conduisait au hangar à bateaux. Baker ne tarda pas à

entendre le clapotement de rames ; puis, sur la portion d'océan qui

s'étendait à gauche de la baie vitrée, apparut un petit dinghy où était assis un Andy Sherwood souquant ferme dans le soleil de l'après-midi.

Il lui fallut dix bonnes minutes pour arriver au suborb, qui flottait à quelques centaines de mètres du rivage.

William regarda son associé monter à bord de la fine flèche de métal et

refermer l'écoutille après y avoir hissé le canot pneumatique. Quelques

instants plus tard, le nez de l'appareil sortit de l'eau sous l'impulsion des stabilisateurs gyroscopiques. Puis il commença à s'élever, suivant un angle d'environ quarante cinq degrés, sous l'effet de ses générateurs anti-g. Quand il eut atteint une altitude suffisante, Andy enclencha le propulseur principal.

Une flamme jaillit, s'étira en un clin d'oeil... Le suborb filait vers' la stratosphère et l'apogée de sa trajectoire, qu'il atteindrait dans moins de dix minutes. Dix autres minutes, et il atterrirait à Nylghur, la capitale

planétaire, qui se trouvait dans l'hémisphère nord, presque aux antipodes de l'île de Huxley.

William Baker claqua des doigts pour appeler le maître d'hôtel robot.

Son programme de l'après-midi était tout tracé : tout d'abord, un autre RToox-vodka, puis il sortirait faire un tour sur les toits, pour voir s'il ne pouvait pas récupérer le bien d'Andy. Les lémuriens finissaient toujours par abandonner leurs jouets, au bout d'un laps de temps plus ou moins long.

Cela dit, ils n'avaient encore jamais eu entre les mains de statuette psychomorphe représentant un humanoïde qui changeait de sexe en fonction de celui qui la tenait. Originaires de Ktan ou Orlano IV , une planète sur

laquelle Blade, Baker, Sherwood et leur quatrième associé, Red Owens, avaient vécu de nombreuses aventures[1], ces étonnants objets étaient autrefois très recherchés en tant qu'artefacts d'une mystérieuse race disparue, mais le retour de celle-ci, simplement « partie en voyage » l'espace de quelques millénaires, avait beaucoup fait baisser

leur valeur sur le marché de l'art et des antiquités.

Toutefois, Andy était

particulièrement attaché à cette statuette-ci, car il s'agissait de la première qu'il avait arrachée à une ville morte

d'Orlano IV, trente années plus tôt, alors qu'il n'était encore qu'un

prospecteur indépendant explorant la zone marginal de la confédération. Sous ses dehors d'ours mal léché, Sherwood était un grand sentimental.

Un sourire flottant sur les

lèvres, Baker prit le verre que lui tendait la main de métal du maître d'hôtel et porta à ses lèvres le tuyau du chalumeau qui en dépassait.

Avant l'effort, le réconfort.

Les quatre associés n'étaient pas depuis une semaine sur l'île de Huxley que Ronny Blade s'était mis à tourner en rond comme un fauve en cage. Sans doute le souvenir du destin funeste qui lui avait ravi Zlanilla, celle qu'il aimait[2], revenait-il le hanter ; afin de l'exorciser, il lui fallait de l'action ou, du moins, un dérivatif assez prenant pour lui occuper l'esprit. Il buvait

également un peu plus, et son humeur était sujette à de subites sautes

parfaitement imprévisibles.

Ses partenaires et amis avaient bien entendu essayé de le distraire, de détourner ses pensées de la triste fin de l'adorable Zphemg aux cheveux d'or, mais leurs efforts étaient demeurés vains face à la dépression qui frappait leur ami. Ni les promenades parmi les paysages enchanteurs de l'île, ni les parties de poker martien, ni les

discussions passionnées, le soir à la veillée, n'avaient réussi à tirer Blade de sa morosité. Jusqu'à ce matin ensoleillé où Andy Sherwood lui avait dit, lors d'un petit déjeuner où le businessman affichait une mine tout aussi grise que celle des jours précédents :

— Sans vouloir te vexer, je

trouve que tu te laisses aller. Ce n'est pas en te morfondant et en t'apitoyant sur toi-même que tu t'en tireras, mon pote... Merde ! Relève un peu la

tête ! Où est le Ronny Blade que rien, semblait-il, ne pouvait abattre ?

Bouge-toi un peu, et, bientôt, cette triste histoire ne sera plus qu'un mauvais souvenir...

Sur le moment, Blade n'avait rien répondu. Mais, dès le lendemain, il avait annoncé son intention de quitter l'île, prétextant qu'il avait grand besoin de se changer les idées. Une lueur satisfaite et amusée était alors apparue dans le regard gris de Sherwood, qui voyait là le résultat de ses exhortations.

Red Owens repensait à tout cela, assis sur le marchepied de la plateforme dégravitée garée devant l'entrée monumentale du Grand Temple du Serpent. Lorsque Ronny lui avait demandé de l'accompagner, le colosse roux n'avait pas hésité une seule seconde, bien qu'il eût préféré prolonger ses vacances insulaires ; le sacrifice de quelques

jours de détente n'était rien, se disait-il, en comparaison de la satisfaction de voir son associé surmonter sa dépression.

Un vague bourdonnement naquit dans le lointain. Levant les yeux, Owens distingua, haut dans le ciel, un minuscule point brillant qui se rapprochait rapidement. Quelques instants plus tard, un mince fuseau de métal étincelant atterrissait à une centaine de mètres de la plateforme. Un sabord circulaire s'ouvrit, livrant passage à un individu vêtu d'une manière hautement excentrique.

De taille moyenne, le crâne

auréolé d'une abondante chevelure neigeuse qui paraissait n'avoir jamais connu le peigne ni la brosse, il portait un pantalon serré, rayé de jaune et de

rouge, et une ample redingote de couleur bleue, dans l'ouverture de laquelle apparaissait une blouse blanche d'une propreté douteuse. Des espadrilles éculées chaussaient ses pieds nus, complétant ce tableau tout à fait surprenant en un siècle où le bon goût prédominait en matière de vêtements.

Mais le professeur Krasbaueur

n'avait que faire du bon goût et du sens esthétique, songea Red Owens en se levant pour accueillir l'arrivant. Le vieux scientifique au maigre visage

creusé de rides vivait dans un monde qui lui était propre un monde peuplé

d'équations et de particules subatomiques, où la couleur ou la coupe d'un habit avaient bien moins d'importance que la nature des molécules qui le composaient.

Arrivés l'un en face de l'autre, les deux hommes échangèrent un vigoureux shake-hand. Owens et Krasbaueur avaient parfois du mal à se comprendre, en raison de la profonde différence de leurs cultures et de leurs mentalités, mais cela ne les empêchait pas de s'estimer et de s'apprécier mutuellement.

— Vous avez fait bon voyage,

professeur ? interrogea Red en passant sa main dans la courte brosse de

cheveux roux qui surmontait son visage massif.

— J'avoue que je ne me suis

même pas posé la question, répondit Krasbaueur avec un large sourire qui

illumina ses traits, le rajeunissant soudain de plusieurs décennies. J'avais tant à faire, vous comprenez... Mon transducteur télépathique est loin de

fonctionner à la perfection ; je n'ai pour ainsi dire pas cessé de

travailler dessus depuis mon départ de Ktan, mais je crains qu'il ne nécessite encore quelques réglages et améliorations. Le problème, voyez-vous, vient de la nature des ondes mentales, qui...

— Vous feriez mieux de garder

vos explications pour Ron, le coupa doucement Owens. Vous savez bien que je ne comprends goutte à toutes ces histoires de psychophysique !

Le savant haussa un sourcil

étonné. Sans doute avait-il une fois de plus oublié à qui il s'adressait.

Lorsqu'il se lançait dans ses grands développements théoriques, il avait

tendance à négliger le fait que ses interlocuteurs ne possédaient peut-être pas et même sûrement pas ! la culture scientifique nécessaire pour suivre son

discours lequel ressemblait le plus souvent à un cours de très haut niveau.

— Vous devriez vous y

intéresser, dit-il au bout de quelques secondes. La psychophysique est une science qui possède un grand avenir, croyez-moi. Convenablement appliquée, elle permettra, à des intelligences aussi radicalement différentes qu'il est

possible de l'imaginer, de se comprendre et de collaborer fructueusement, pour le plus grand bien de tous ! L'expérience que nous allons tenter avec le

Grand Serpent du Temps n'est qu'un premier pas sur une voie royale celle de la pacification de la Galaxie.

Red Owens lui jeta un coup d'œil dubitatif. Comme tout un chacun, il savait que, au cours de la déjà longue histoire humaine, de nombreux individus avaient inventé des procédés, des

substances, des philosophies ou même des armes qui, croyaient-ils,

garantiraient la fin de tous les conflits et l'établissement d'une mythique Paix Universelle. Leurs convictions, aussi fortes fussent-elles, n'avaient pas résisté lorsqu'elles avaient été mises à l'épreuve.

Attendri par tant de naïveté de la part d'un individu que d'aucuns tenaient pour un authentique génie, Owens posa une main amicale sur l'épaule de Krasbaueur et murmura :

— Vous êtes un rêveur,

professeur... Mais comme le dit Ronny, ce sont souvent les rêveurs qui font progresser la civilisation alors, allons chercher votre « super-pacificateur »

et mettons-nous au travail !

A l'issue de sa trajectoire, le suborb piloté de main de maître par Andy Sherwood effectua un atterrissage impeccable sur l'astroport de Nylghur, touchant le sol en douceur à quelques centaines de mètres seulement de la forme massive du Maraudeur, l'énorme astro-cargo, commandé par Red Owens, à bord duquel les quatre associés sillonnaient l'espace en temps ordinaire.

L'aventurier au poil gris

descendit de son véhicule et, les poings sur les hanches, contempla un instant le puissant vaisseau qui, fièrement dressé sur son tripode d'atterrissage, scintillait dans le soleil levant comme un fabuleux diamant ogival. Puis, d'un pas rapide, il se dirigea vers les bâtiments administratifs, qui dessinaient un arc de cercle d'environ cinq cents mètres de long au bord de la quinzaine de pistes d'atterrissage bétonnées de l'astroport.

Quand il les atteignit, il n'entra pas dans le vaste hall d'accueil, mais emprunta un petit puits anti-g ; il quitta celui-ci au sixième sous-sol, niveau auquel il avait laissé le petit turbo-car qu'il utilisait lors de ses visites à la capitale. Quelques instants plus tard, le véhicule profilé jaillissait à trois cents kilomètres à l'heure de la buse d'accès du parking souterrain, pour mettre le cap sur la ville dont les immeubles élégants se découpaient sur le ciel rose et jaune du jour

naissant.

En raison de l'heure matinale, il n'y avait pratiquement pas de circulation hormis quelques lourds

porte-containers dégravités et un fusaubus presque vide sur la route à quatre voies reliant l'astroport à Nylghur. Les rues de celle-ci étaient tout aussi désertes ; les arroseuses automatiques et les éboueurs robots y

constituaient la seule trace de « vie ».

Sherwood pesta intérieurement.

Lorsqu'il s'était envolé de l'île de Huxley sur un coup de tête, il n'avait pas songé au décalage horaire. Le milieu de l'après-midi dans le petit paradis insulaire des quatre associés correspondait, en cette saison, à l'aube à

Nylghur ; Andy avait donc deux bonnes heures à tuer devant lui avant

l'ouverture des bureaux des heures locales, sensiblement plus longues que

celles de la Terre. Pour des raisons de commodité, les journées de la plupart des planètes appartenant à la confédération terrienne avaient été divisées en vingt-quatre heures dont la durée, bien entendu, variait en fonction de celle du jour sur le monde considéré. Joklun-N'Ghar effectuant approximativement six rotations sur elle-même quand la Terre en accomplissait huit, une heure

n'gharienne comptait donc quatre-vingts minutes, à quelques secondes près.

II gara le turbo-car non loin du centre ville et, avisant une taverne qui venait tout juste d'ouvrir, alla

s'installer en terrasse, séduit par la vue sur le parc floral. Celui-ci

occupait dix hectares, entre la silhouette tout en courbes de la mairie et le gratte-ciel de verre et d'acier qui abritait l’Hôtel du bout des mondes. Andy commanda un k'reish le breuvage à base de baies infusées qui constituait

l'équivalent local du thé ou du café à un serveur encore somnolent et, allumant un cigare dénicotinisé, se perdit dans la contemplation des innombrables

espèces végétales, originaires de toute la planète, qui faisaient l'orgueil du jardin botanique.

Une foule animée, où se mêlaient Terriens et N'Ghariens, déambulait dans les rues lorsqu'il se présenta, deux heures plus tard, devant le siège de la Compagnie N'Gharienne de Construction, la filiale de la B and B Co. responsable de l'édification et, donc, des

innombrables malfaçons de la villa érigée sur l'île de Huxley.

Une réceptionniste aux longs

cheveux noirs et bouclés l'accueillit avec un sourire. Ses seins opulents, en forme de pomme, emplissaient avantageusement un bustier de dentelle noire, conçu pour mettre en valeur, plutôt que pour les dissimuler, leur carnation cuivrée et leur pointe brune. Un collier d'argent incrusté de lapis-lazuli, assorti à ses boucles d'oreilles et à la demi-douzaine de bracelets qui

cliquetaient à ses poignets, ceignait son cou gracile.

— Que puis-je pour vous,

monsieur ? demanda-t-elle en inclinant la tête de côté en un mouvement qui la fit paraître plus adorable encore.

En dépit de son caractère bougon et emporté, qui faisait parfois de lui un fort mauvais coucheur, Andy n'avait pas pour habitude de passer ses nerfs sur les employés subalternes surtout lorsqu'ils présentaient des « avantages » aussi évidents que ceux

arborés par la réceptionniste. C'est donc d'une voix charmeuse, ne reflétant aucunement l'humeur massacrante qui était la sienne, qu'il répondit à la

ravissante créature :

— Je suis Andy Sherwood et je

désirerais avoir un entretien avec votre directeur.

La jeune femme fit la moue :

— Je crains que M. Tayakana

ne puisse vous recevoir avant deux ou trois jours. En ce moment, son carnet de rendez-vous est plein et... (Elle s'interrompit et battit de ses paupières ourlées de cils d'une longueur surprenante.) Andy Sherwood de la B and B Co. ? interrogea-t-elle, inclinant à nouveau la tête, mais de l'autre côté cette-fois-ci.

— C'est bien moi, confirma

l'aventurier.

— Dans ce cas, je vais vous

annoncer, déclara la réceptionniste en commutant un interrupteur. Monsieur Tayakana ? J'ai ici M. Sherwood, qui désire vous parler... Oui, c'est

cela, M. Andy Sherwood, de la B and

B Co... Très bien, je le conduis immédiatement à votre bureau.

Elle éteignit l'interphone et se leva, ce qui permit au visiteur de découvrir ses longues jambes aux cuisses pleines et aux mollets finement dessinés. Une minijupe, serrée à la taille par une large ceinture en peau de lézard mordoré, moulait ses fesses rondes et le minuscule relief de son ventre musclé. Conformément à la toute dernière mode venue de la Terre, elle allait jambes nues et marchait pieds nus.

— Si vous voulez bien me

suivre, invitat-elle, savourant à sa juste valeur l'expression admirative apparue sur les traits de Sherwood.

Se reprenant, ce dernier lui

emboîta le pas. Elle le conduisit au premier étage, où elle l'introduisit dans un immense bureau aux murs couverts de plans et de croquis d'architecture, avant de s'éclipser sur la pointe des pieds.

Tout au fond de la pièce, devant la baie vitrée donnant sur la courbe paresseuse de la rivière Olkran, qui

miroitait à quelques centaines de mètres de là, un petit Asiatique aux cheveux coupés en brosse était debout devant un écran plat d'au moins trois ou quatre mètres carrés. Il y effectuait apparemment des dessins à l'aide d'un crayon optique au moment de l'arrivée d'Andy.

— Ryu Tayakana, se

présenta-t-il. Je suis enchanté de faire votre connaissance, ajouta-t-il en venant à la rencontre de son visiteur.

— Moi de même, assura

Sherwood non sans hypocrisie, en serrant la main que lui tendait le directeur de la C.N.C. Vous ne pouvez imaginer le plaisir que j'éprouve à me trouver en face de vous !

Tayakana lui lança un regard

quelque peu étonné, puis désigna deux confortables fauteuils de cuir argenté installés dans un angle, de part et d'autre d'une table basse en shuunk, ce bois de verre translucide strié de noir et de jaune tiré d'un arbre géant qui abondait dans les jungles équatoriales de la planète.

Sherwood déclina l'invitation : — Je ne suis pas venu tailler

une bavette, dit-il en fronçant les sourcils. Et si vous croyez m'amadouer en vous montrant aimable, vous vous fourrez le doigt dans l'œil jusqu'au coude !

— Pourquoi diable devrais-je

tenter de vous amadouer ? interrogea son hôte, plutôt surpris par le

changement d'attitude de l'aventurier.

— Vous avez le culot de le

demander ! s'écria celui-ci, sincèrement indigné. Mon jeune ami,

poursuivit-il d'un ton tout à la fois paternaliste et agacé, la prochaine fois que vous réaliserez un travail pour la maison mère, arrangez-vous au moins pour qu'il soit fait correctement. Ça vous évitera par la suite de jouer la comédie de l'incompréhension !

Une perplexité sans nom s'afficha sur le visage rond du directeur de la C.N.C.

— Je ne vois pas à quoi vous

faites allusion, dit-il d'une voix intriguée.

— C'est bien votre fichue

boîte qui a construit notre villa sur l'île de Huxley, non ?

— Bien entendu, répondit

Tayakana, de plus en plus étonné, mais je ne vois pas ce que vous pourriez nous reprocher au sujet de ce chantier. Les relevés topographiques préliminaires ont été établis avec le plus grand soin, j'ai moi-même dessiné les plans en tenant compte des particularités du terrain et de vos spécifications, et nous avons employé des matériaux qui ont largement fait leurs preuves...

— Je veux bien vous croire,

le coupa Andy. Toujours est-il que le résultat est loin d'être à la hauteur de nos espérances. (Il dressa rapidement une liste des innombrables malfaçons que comportait la villa.) Comme vous pouvez le voir, c'est une véritable

catastrophe, conclut-il, radouci d'avoir pu exprimer ses griefs.

Tayakana l'avait écouté en

silence, impénétrable.

— Je ne comprends vraiment

pas ce qui a pu se passer, dit-il sur un ton embarrassé. D'autant moins,

d'ailleurs, que certains des défauts que vous m'avez décrits ne peuvent provenir que d'une erreur dans les plans. Or, j'ai personnellement établi ceux-ci et je peux vous jurer que j'ai tenu compte de toutes vos spécifications, ainsi que des contraintes imposées par l'emplacement de la villa...

— Vous vous répétez, nota

sèchement Sherwood.

— Que voulez-vous que je vous

dise d'autre ? répliqua Tayakana. Je n'ai aucune explication à vous

fournir. Même si la programmation des robots-maçons qui ont réalisé la

construction avait été littéralement infestée de bugs, ils n'auraient pas pu saboter à ce point le travail :

leur directive principale leur impose en effet de respecter les plans, et

ceux-ci...

— Et si vous me les montriez,

ces fameux plans ? l'interrompit Andy.

— Pourquoi pas, en effet !

Venez...

Tayakana retourna devant l'écran géant et tapa une série d'instructions sur le petit clavier posé devant lui.

Puis, à l'aide du crayon optique, il sélectionna un dossier qui, en s'ouvrant, révéla une vue en coupe de la villa. Fort intéressé, Sherwood se pencha pour lire les cotes...

L'image vacilla, parut se replier sur elle-même comme une feuille de papier que l'on froisse, puis disparut.

Persuadé qu'il s'agissait d'une manœuvre de son hôte pour dissimuler quelque négligence dans l'établissement des fameux plans, l'aventurier se tourna vers lui, prêt à lui passer un savon, mais le directeur de la C.N.C. paraissait aussi surpris qu'Andy lui-même.

— Que se passe-t-il ?

demanda agressivement celui-ci.

— Je n'en ai pas la moindre

idée, répondit Tayakana, sans cesser de martyriser bien inutilement les touches de son clavier On dirait que la mémoire de l'ordinateur a subitement été vidée ! Plus rien ne répond. Je vais essayer de relancer le système, on verra bien...

Il appuya sur un minuscule bouton bleu, dont l'emplacement tout au fond d'une encoche, sous le clavier avait de toute évidence été choisi pour qu'on ne puisse le presser par accident, mais n'obtint aucun résultat.

— Incompréhensible,

souffla-t-il.

— Oh, moi, je comprends

parfaitement ! Rugit Sherwood. Vous avez fait du mauvais travail et vous

voulez m'empêcher de le constater ! Mais ça ne va pas se passer comme ça !

ajouta-t-il en empoignant le petit homme par les revers de sa jaquette bleu nuit. Vous allez avoir de mes nouvelles, croyez-moi ! Et, pour commencer,

je vais vous casser la...

Un fracas épouvantable fit

sursauter les deux hommes, qui tournèrent la tête avec un parfait ensemble vers la baie vitrée et découvrirent que deux turbo-cars s'étaient télescopés au milieu du carrefour à l'angle duquel se dressait l'immeuble de la C.N.C. Ce genre d'accident était suffisamment rare pour mettre la puce à l'oreille de Sherwood. Il jeta un rapide coup d'œil circulaire pour découvrir la cause de la collision, et poussa soudain un rugissement où se mêlaient surprise et colère : — Galaxie ! Tous les feux sont au vert !

— Effectivement, confirma

Tayakana. Toute la signalisation de Nylghur étant contrôlée par un réseau

informatique, il semblerait que mon ordinateur ne soit pas le seul à être

victime d'une panne ! (Se forçant à sourire, il affronta le regard

perplexe d'Andy.) Maintenant, si vous vouliez bien me lâcher, je pourrais

peut-être essayer d'en savoir plus...

 

CHAPITRE II

Les bras croisés sur la poitrine, le professeur Krasbaueur contemplait pensivement le Grand Temple du Serpent. Il éprouvait une intense excitation et une profonde satisfaction à l'idée de

pouvoir enfin étudier cette construction et son étrange « locataire »

dont la découverte, deux ans plus tôt, avait créé un choc sans précédent dans les milieux scientifiques.

La façade du temple dessinait un demi-cône, haut de cinquante mètres environ, qui s'adossait à la mesa massive occupant le centre de la vaste cuvette de Shiil-Sh'Tar. Sa surface convexe était creusée d'innombrables niches qui avaient autrefois abrité des statues dont la plupart gisaient à présent, brisées, au pied de l'édifice. Au centre

s'ouvrait un porche monumental, flanqué de colonnes rayées de stries en

spirale, qui exhalait une odeur d'humidité et de moisissure.

— Eh bien, professeur, vous

rêvez encore ? demanda Red Owens, qui avait déjà atteint l'entrée du

temple, poussant une plateforme dégravitée chargée de caisses de plastex.

— Je réfléchis, répondit

Krasbaueur. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les bâtisseurs inconnus de ce temple ont éprouvé le besoin d'en surcharger la façade d'ornementations ?

Le colosse roux eut un geste

évasif.

— Vous savez, ce n'est pas le

genre de choses qui me préoccupent, dit-il. La xéno-archéologie est plutôt l'affaire de Ronny ou d'Andy. Moi, je pilote le Maraudeur et je tiens mes hommes en main ça suffit largement à m'occuper !

Le vieux savant émit un petit rire et le rejoignit. Il appréciait beaucoup l'astronaute qui, sous ses dehors

d'ours mal léché et d'homme d'action un peu simple, dissimulait en fait un cœur d'or et une intelligence pleine de perspicacité, comme il l'avait démontré à maintes reprises en présence du professeur, aussi bien lors du coup d'Etat militaire de 2380[3] que l'année précédente, en face des cruels et mystérieux Drengs qui ravageaient le système de Durango[4].

— Vous êtes quelqu'un de

pragmatique, dit Krasbaueur. C'est ce que j'aime chez vous.

Puis, sans attendre la réaction de Red Owens, il pénétra dans le Grand Temple du Serpent.

Le porche s'ouvrait sur une salle aux dimensions imposantes, dont le plafond était constitué de voûtes ogivales évoquant celles employées par les bâtisseurs des cathédrales gothiques, un millier d'années plus tôt sur la Terre. Le long des deux parois

perpendiculaires à la façade s'alignaient de colossales statues de marbre vert émeraude, représentant de sveltes humanoïdes vêtus de ce qui ressemblait fort à des

combinaisons spatiales. Cette similitude était accentuée par le fait que, chez le premier et le dernier géant de chaque rangée, la tête était remplacée par une sphère surmontée d'une pointe triangulaire qui pouvaient tout à fait passer pour la représentation d'un casque et de son antenne radio.

Bien que le professeur eût déjà vu de nombreux clichés tridi de ce hall titanesque, il ne pouvait s'empêcher de se sentir impressionné, voire frappé d'une sorte de « terreur sacrée ».

A cause de l'aspect imposant du lieu où il se trouvait ? Ou bien parce

qu'il savait ce qui l'attendait dans les profondeurs de la mesa solitaire ?

Les deux hommes traversèrent le hall cyclopéen pour s'engager dans le dédale qui constituait la majeure partie du temple une succession de galeries, de pièces, d'escaliers, de rampes et de puits chichement éclairés par des plaques luminescentes disposées à intervalles irréguliers le long des parois humides. Krasbaueur effleura l'une d'elles du bout des doigts et ressentit un léger picotement. Electricité statique,

songea-t-il. Mais cela ne suffisait pas à expliquer que les plaques en question continuent à émettre de la lumière plus de sept mille ans après leur

installation.

Par endroits, le sol de roc sombre était couvert d'un mélange de boue et de poussière où apparaissaient de

nombreuses traces de pas. Demeuré inviolé durant des millénaires, le temple avait reçu, ces deux dernières années, la visite d'une dizaine d'équipes

scientifiques chargées d'en percer les mystères. Leurs travaux n'avaient, pour le moment, donné que peu de résultats ; ni les étranges artefacts qui

jonchaient autrefois la pierre lisse, ni les plaques luminescentes n'avaient encore livré leurs secrets.

Les deux hommes avaient parcouru un peu moins de deux kilomètres lorsqu'ils débouchèrent dans une salle

gigantesque. Son plafond, situé à près de trois cents mètres de hauteur,

irradiait une apaisante clarté bleutée, qui baignait les lieux d'une ambiance de clair de lune. Plusieurs dizaines de galeries, analogues à celle de laquelle venaient de sortir Owens et Krasbaueur, s'ouvraient au pied des murs

vertigineux, d'une agréable couleur vert pâle.

— Nous y voilà, annonça le

colosse roux en immobilisant la plateforme qu'il avait poussée sans effort durant tout le trajet. L'Antre du Serpent, comme l'appellent désormais les Ophiolâtres.

Le vieux professeur étudia avec intérêt la curieuse végétation blafarde qui avait envahi toute la surface

disponible. Outre le tapis d'herbes hautes qui lui arrivaient à la taille, on trouvait là des buissons touffus, grosses boules au feuillage blême, et

quelques arbustes biscornus, dont les branches presque dépourvues de feuilles se divisaient en d'innombrables ramifications torturées. D'après les

botanistes, cette végétation surprenante n'avait aucun lien avec la flore du reste de la planète ; sans doute avait-elle été apportée de leur monde

d'origine par les énigmatiques bâtisseurs du temple. Pourtant, elle avait

quelque chose de familier aux yeux de Krasbaueur. Où avait-il déjà vu des

plantes sinon semblables, du moins similaires ?

— Voici Ronny, dit soudain

Owens.

Vêtu d'une sobre combinaison

noire, Blade venait à la rencontre des deux hommes, se frayant un chemin parmi les herbes hautes. Il salua le savant, lui serra la main avec chaleur et donna une claque amicale sur l'épaule du colosse à la courte brosse de cheveux roux.

— Heureux de vous voir,

professeur, déclara-t-il. J'attendais votre arrivée avec impatience.

— J'étais non moins impatient

d'être à pied d'œuvre, avoua Krasbaueur. Les tests préliminaires du

transducteur télépathique se sont révélés très satisfaisants, et je brûle

d'excitation à l'idée de l'essayer sur un être aussi... eh bien, fabuleux que celui qui vit en ces lieux. Où se trouve-t-il, au fait ?

— En ce moment ? dit

Blade. Je n'en ai pas la moindre idée. Il a quitté cette salle voici deux

heures en empruntant le tunnel que vous voyez là-bas, tout au fond sur la

droite. Mais ne vous faites pas de souci : il ne devrait pas tarder à nous rejoindre. Il adore avoir des

visiteurs, même s'il lui est impossible de communiquer avec eux... D'ailleurs, tenez, le voilà ! s'exclama le businessman.

Krasbaueur tourna la tête dans la direction indiquée. Au-dessus d'un bosquet de buissons livides se balançait doucement une tête ophidienne, d'une taille proprement monstrueuse. Un œil rose à la pupille fendue, qui devait bien mesurer un mètre de diamètre, regardait les trois hommes avec une absence totale d'émotion.

— Professeur, déclara Blade,

permettez-moi de vous présenter notre ami Buundloha, aussi connu sous le nom de « serpent dieu de Joklun-N'Ghar » !

La panne inexplicable du Réseau informatique dura moins d'une demi-heure, mais elle plongea la planète ou, du moins, les parties « civilisées » de celle-ci dans le chaos le plus

total. Tous les ordinateurs connectés à Joklunnet avaient cessé de fonctionner au même moment, interrompant brusquement les

traitements et les opérations en cours. Les collisions comme celle à laquelle Sherwood et Tayakana avaient assisté se comptaient par centaines, les

atterrissages en catastrophe par dizaines. Les banques, les entreprises, les services publics s'étaient retrouvés paralysés, la distribution de l'eau et celle de l'électricité avaient été gravement perturbées et les communications rendues impossibles.

Puis, miraculeusement semblait-il, tout redevint normal. Les feux de signalisation recommencèrent à passer du vert au rouge, les distributeurs automatiques acceptèrent à nouveau de délivrer des billets aux porteurs de cartes de crédit, les bases de données redevinrent accessibles.

Il était désormais temps de faire le compte des dégâts. Sur le plan financier, une première estimation fut

établie au milieu de l'après-midi, qui les chiffrait à quelque chose comme quinze millions de crédit pour la seule ville de Nylghur ! Cette

évaluation ne tenait cependant pas compte des sommes importantes que les

compagnies d'assurances allaient devoir verser aux victimes ou à leurs familles le téléjournal du soir faisait état de

quarante-trois morts et de sept à huit cents blessés, ni des dizaines de

milliers d'heures de travail perdues. Il faudrait attendre plusieurs jours avant la publication du bilan définitif de cette malheureuse affaire.

— Ryu, dit Andy Sherwood en

levant son verre de R'Toox additionné de R'Ling, je vous dois des excuses. Je n'aurais jamais dû douter de votre bonne foi.

Le directeur de la C.N.C. hocha la tête avec un sourire indéchiffrable.

— Votre réaction était

parfaitement compréhensible, déclara-t-il d'une voix égale. Si je m'étais

trouvé à votre place, j'aurais moi-même éprouvé de sérieux doutes quant à la sincérité de mon interlocuteur. Cette panne s'est produite au mauvais moment, voilà tout. N'en parlons plus.

Les deux hommes étaient attablés dans.la salle fumeurs du Palais des

Gourmets„ le meilleur restaurant de Nylghur, où Sherwood avait invité

Tayakana pour se faire pardonner la façon dont il avait réagi quand l'écran géant s'était éteint le matin même. Ayant passé commande quelques instants auparavant, ils patientaient devant un apéritif, piochant de temps à autre dans un bol plein de glaatuü, ces fèves très nutritives, au goût de noisette, qui abondaient dans la jungle du

continent principal.

— Revenons à l'affaire qui

nous préoccupe, reprit le directeur de la C.N.C. après avoir reposé son verre de R'Toox-vodka. Comme vous l'avez vous-même constaté ce matin, ni les plans, ni les matériaux commandés ne peuvent être mis en cause. Tant vos

spécifications que les contraintes imposées par l'emplacement de la villa ont été prises en compte. Et la rapide vérification de la programmation des

robots-maçons, à laquelle nous nous sommes livrés cet après-midi, montre à l'évidence qu'ils ne sont en rien responsables des malfaçons que vous avez constatées. Il reste encore à étudier les relevés topographiques qui ont servi de base pour l'établissement du projet, mais je suis prêt à parier que nous ne trouverons rien d'anormal, là non plus...

Andy haussa les épaules.

— Si je comprends bien,

marmonna-t-il d'une voix où perçait une certaine mauvaise humeur, vous êtes en train de me dire qu'il n'existe aucune explication à la détérioration

ultra-rapide de notre villa ?

Tayakana affronta sans ciller le regard gris de l'aventurier.

— Pas tout à fait, car si les

matériaux commandés sont hors de cause, peut-être n'en va-t-il pas de même pour ceux qui ont été livrés. (Il s'interrompit un instant pour observer l'effet que ses paroles avaient eu sur son interlocuteur.) C'est le seul point faible de la chaîne, poursuivit-il. Voyez-vous, en temps

ordinaire, la compagnie que je dirige fait appel à deux sociétés pour ses

fournitures : la Stone &

Concrete Inc. et Au Bonheur des

Architectes, toutes deux sises sur Joklun-N'Ghar et dans lesquelles la B and B Co. possède une part minoritaire du capital. Or, au moment où nous avons ouvert le chantier de l'île de Huxley, A.B.A., en pleine restructuration, avait interrompu ses activités pour une durée de quelques semaines, et la S.C.I. était en rupture de stock, suite à une importante commande passée par la municipalité de Dekshnann, en vue de la

réalisation d'un millier de logements. Nous nous sommes donc vus contraints de nous tourner vers une entreprise d'Ildra V...

Andy poussa un grognement

désapprobateur. La cinquième planète de l'étoile Ildra un petit soleil jaune-blanc situé à onze années-lumière de Joklun-N'Ghar , célèbre pour son Institut de Perfectionnement Civilisateur Accéléré, possédait par ailleurs une réputation désastreuse en ce qui concernait l'application des directives de l’Association Fédérale de Normalisation.

Il était de notoriété publique que bon nombre des produits manufacturés sur ce monde s'étaient vu refuser le label « NT », considéré comme une

garantie de qualité dans toute la Galaxie humaine.

— Eh bien, nous y voilà !

grommela l'aventurier, l'air mécontent. Enfin, Ryu, comment avez-vous pu faire confiance à des gens d'Ildra V ? Et pourquoi ne me l'avez-vous pas dit

plus tôt ?

Le directeur de la C.N.C. prit son verre et le vida d'un trait avant de répondre :

— J'ai passé ce détail sous

silence parce que je préférais éliminer toutes les autres hypothèses avant de vous en parler. Cela dit, il n'a été à aucun moment question de « faire

confiance » comme vous dites à l'entreprise en question... Notre

responsable des fournitures s'est rendu en personne sur Ildra V pour choisir lui-même les matériaux nécessaire, n'hésitant pas à les inspecter à l'aide d'un spectromètre de masse pour en vérifier la qualité. De plus, la Cobageco c'est son nom est l'une des rares entreprises locales reconnues par l’AFNOR.

— Dans ce cas, comment

expliquez-vous... commença Sherwood. Oh, je vois ! Vous pensez que les

matériaux livrés ne sont pas ceux que votre employé a examinés.

Tayakana hocha la tête, un pâle sourire sur les lèvres.

— Exactement, confirmat-il.

Je ne vois pas d'autre explication qu'une substitution lors du transport. Il reste maintenant à établir qui en est l'auteur le fournisseur, le transporteur ou un tiers qui resterait à identifier A mon avis, quoique je puisse me

tromper, cette dernière hypothèse est la plus probable : je ne pense pas

que la Cobageco aurait pris le risque de nous escroquer, en raison de l'atteinte que subirait sa réputation si le pot aux roses était découvert ; quant au transfert, il a été effectué par l’Astringent, qui appartient à la B and B Co.

Andy Sherwood réfléchit un

instant, faisant défiler en esprit les arguments de son interlocuteur, pour en arriver à la conclusion que le raisonnement de celui-ci paraissait tout à fait pertinent, en dépit des zones d'ombre qu'il laissait subsister.

— Très bien, dit-il enfin. Je

vous confie la responsabilité d'élucider cette affaire. Agissez comme bon vous semble. Engagez un détective privé, envoyez un de vos employés en qui vous avez toute confiance ou menez vous-même l'enquête, mais trouvez-moi le ou les

responsables de ce sabotage !

— Vous pouvez compter sur

moi, assura Tayakana en inclinant légèrement le buste. Un serveur en smoking blanc et chemise pastel, un discret nœud papillon autour du col, vint leur apporter les entrées qu'ils avaient commandées. Le Palais des Gourmets avait bâti sa renommée sur une carte d'une incroyable variété, qui proposait des plats de toutes origines avec une

prédilection pour les cuisines traditionnelles de la Terre. Ainsi, le directeur de la C.N.C. avait choisi des gambas grillées à la mode brésilienne, tandis qu'Andy Sherwood avait jeté son dévolu sur des œufs mimosa et une salade de pommes de terre au basilic.

Ils mangèrent un moment en

silence, buvant de temps à autre une gorgée d'un délicieux pinot noir de

Cybunkerp, produit dans les collines du Sevagram à partir de ceps de vigne importés d'Alsace. Ce vin au goût à nul autre pareil possédait la réputation d'être l'un des plus grands crus de la Confédération, et Andy fut agréablement surpris de constater que celui qu'on leur avait servi provenait du Domaine d'Issigeac, un vignoble dont William Baker avait fait l'acquisition l'année précédente une excellente affaire, à en juger par le prix faramineux auquel le Palais des Gourmets facturait la bouteille !

Andy avait terminé son entrée et s'apprêtait à remplir leurs verres, lorsque son regard tomba sur un homme de haute taille qui venait d'entrer dans le restaurant. Il éprouva une telle

surprise en reconnaissant le nouveau venu qu'il en versa quelques gouttes de vin sur la nappe brodée.

— Que vous arrive-t-il ?

interrogea Tayakana.

— Vous voyez ce type, à côté

de l'entrée ?

Le directeur de la C.N.C. se

retourna pour observer l'individu en question.

— Eh bien ?

insista-t-il.

— Lui et moi sommes comme qui

dirait de vieux ennemis, expliqua Sherwood à voix basse. Nous ne pouvons pas nous retrouver réunis dans un même endroit sans que ça ne dégénère en bagarre !

— Comment cela se fait-il ?

demanda Tayakana, intrigué.

Andy posa sur lui un regard

dubitatif, se demandant s'il convenait de livrer cet aspect de sa vie privée à son interlocuteur. Celui-ci était certes de bonne compagnie, et l'aventurier commençait à éprouver de la sympathie pour lui, mais il était difficile de prévoir de quelle manière il réagirait en apprenant la raison de l'antagonisme qui opposait les deux hommes.

Puis Sherwood réalisa que le

directeur de la C.N.C. devait déjà être au courant des grandes lignes de son passé tumultueux, ce qui le décida à se jeter à l'eau :

— C'est un flic, souffla-t-il

au moment précis où le regard du nouveau venu rencontrait le sien.

Aidé par Blade et Owens, le

professeur Krasbaueur avait entrepris de sortir son matériel des caisses

blindées et matelassées dans lesquelles il avait effectué le voyage depuis Ktan. Bien qu'il n'eût, selon ses dires, « emporté que le strict minimum », il y avait là assez d'outils et d'appareils pour équiper un laboratoire

complet. Prudent et perfectionniste, le savant à la tignasse ébouriffée

préférait emporter dix fois trop de choses, plutôt que de manquer au moment crucial de l'instrument dont il avait besoin.

La moitié du matériel gisait

éparpillée sur le sol de la gigantesque caverne lorsque, laissant le soin à ses compagnons de déballer le reste, Krasbaueur commença à assembler les divers éléments qui composaient son fameux transducteur télépathique. Il travaillait en sifflotant un air guilleret qui avait dû être à la mode des lustres avant la naissance de Red Owens, lequel allait pourtant fêter dans quelques mois son cinquante-quatrième anniversaire.

Il s'interrompit soudain dans son montage pour contempler pensivement le serpent dieu, qui observait avec intérêt ce que les trois hommes étaient en train de faire, sa tête aussi volumineuse qu'un turbo-car oscillant à une vingtaine de mètres du sol.

— Il y a une question que je

me pose, dit le professeur, s'adressant à Blade. Qu'espérez-vous apprendre, au juste, si vous parvenez à communiquer avec cette extraordinaire créature ?

Le businessman déposa sur le sol de roc sombre l'étrange appareil orné de cadrans à cristaux liquides qu'il venait de tirer d'une caisse encore à moitié pleine. Le moment était venu de faire une pause, estimat-il. Il s'assit sur une grosse pierre et tira de sa poche un cigarillo tordu qu'il alluma à l'aide du briquet-laser en forme de soucoupe volante que venait de lui tendre Red Owens.

— C'est une longue histoire,

commença-t-il en recrachant une bouffée de fumée grise. Lors de notre premier séjour sur Joklun-N'Ghar, voici dix ans déjà, Red, Will et moi-même Andy ne faisait pas encore partie de notre « bande », nous avions entendu

parler d'indigènes ophiolâtres, qui avaient pour habitude de transporter un petit serpent sacré, à la morsure mortelle, dans une calebasse[5], mais nous n'imaginions pas, à l'époque, l'importance que n'allait pas tarder à prendre ce qui n'était alors qu'une vague secte des régions équatoriales.

« En effet, lorsque nous

revînmes sur ce monde, sept ou huit ans plus tard, nous découvrîmes que le Culte du Serpent, à la suite d'un prosélytisme actif rendu possible par

l'accélération vertigineuse des communications consécutive à la colonisation, comptait désormais près d'un million d'adeptes ! Ce succès inattendu

n'était d'ailleurs pas sans rapport, pensions-nous, avec les positions

ouvertement anti-terriennes des chamanes, qui poussaient les fidèles à la

révolte. Ces prêtres se prétendaient inspirés par leur dieu, le mythique Grand Serpent du Temps, avec lequel ils affirmaient dialoguer par télépathie après absorption de drogues

psychotomimétiques le champignon g'zuunta et la liane y 'aggé. La situation ne cessait donc de se dégrader, tant à cause des exhortations des chamanes que des interventions brutales de certains groupes de colons et d'une bande de voyous racistes désireux de faire payer les « faces d'olive » comme ils

surnommaient péjorativement les autochtones pour les attentats incessants qui semaient la terreur parmi la population d'origine terrienne.

« En dépit de cette ambiance

de révolte et de guerre civile imminente, nous nous laissâmes tenter par la proposition que nous fit le gouverneur : Yegg-Sh'Tra le continent sur

lequel nous nous trouvons en ce moment même devant être ouvert à la

colonisation dans un proche avenir, il nous suggérait d'aller y jeter un coup d'œil avant que les premières concessions ne soient mises aux enchères,

quelques semaines plus tard.

« Nous nous rendîmes donc à

Saghorn, l'unique agglomération de Yegg-Sh'tra un village d'environ cinq cents âmes implanté sur la rive droite de l'estuaire du fleuve Kharghamm. Nous n'y étions pas depuis deux jours que les événements se précipitèrent... De

mystérieuses perturbations électromagnétiques, accompagnées de l'apparition d'inexplicables croix de feu dans le ciel nocturne, rendirent les

communications radio impossibles. Ayant réussi à en localiser l'origine qui se trouvait à cent cinquante kilomètres de là, en plein cœur de la Cuvette de Shiil-Sh'Tar , nous nous y rendîmes à dos de brontosaure.

« Lorsque nous y parvînmes,

nous eûmes la surprise de découvrir l'existence du temple dans lequel nous nous trouvons en ce moment et qui n'apparaissait pas sur les clichés pris par les satellites ! Cette « invisibilité » possédait apparemment la

même origine que les perturbations électromagnétiques : la présence du

Grand Serpent du Temps, le dieu vivant des Ophiolâtres. Cette immense créature artificielle, vieille de milliers d'années, était tombée sous le contrôle d'une bande de truands dirigée par Thard Valekor. Cet ancien gouverneur de Joklun-N'Ghar, révoqué après qu'il eut tenté de faire main basse sur la planète et de réduire ses habitants en esclavage, avait eu l'idée géniale, reconnaissons-le de

greffer au serpent dieu un inducteur télépathique qui lui ôtait toute volonté, tout libre-arbitre ! Ainsi, les chamanes ophiolâtres, croyant communiquer

avec leur divinité lors de leurs transes psychodysleptiques, obéissaient en fait aux ordres d'une crapule terrienne. Tout le mouvement indépendantiste n'était donc qu'une formidable manipulation, destinée à cautionner un putsch qui, sous prétexte de protéger les colons terriens, porterait Thard Valekor au pouvoir !

« Par bonheur, Roxane Da

Silva, l'agent de la Sécurité terrienne qui se trouvait avec nous, réussit à déconnecter l'inducteur qui permettait à l'ex-gouverneur de dicter ses

instructions aux Ophiolâtres. Aussitôt, le Grand Serpent du Temps se mit à émettre des pensées apaisantes à l'intention des chamanes, leur demandant de calmer leurs fidèles. Tout risque d'insurrection était donc écarté. Quant à Valekor, il ne tarda pas à être capturé avec toute sa bande[6].

— Cela ne répond pas à ma

question, observa Krasbaueur.

— Il vous avait prévenu que

c'était une longue histoire, dit Red Owens, qui n'avait pas un instant cessé de déballer le contenu des bagages du vieux savant.

Blade sourit et fit tomber la

cendre de son cigarillo.

— Vous n'allez pas tarder à

comprendre pourquoi je vous ai raconté tout cela, reprit-il. Mais auparavant, permettez-moi de vous remettre en mémoire certains événements auxquels vous avez été mêlé l'année dernière... Vous vous souvenez sans doute de notre

aventure sur Djyzaxx et de notre rencontre avec Mazwoxs, le « dieu

vivant » de ce monde[7] ? (Krasbaueur acquiesça.) Notre,^ ami Brutch, le Jugoton, qui avait communiqué par télépathie avec cette entité artificielle déposée là par de mystérieux « Concepteurs », avait une théorie sur l'identité de ces derniers... Leur description

correspondait en effet à celle des Jurans, ces extraterrestres aujourd'hui disparus dont nous avions rencontré les héritiers sur Durango quelques semaines plus tôt[8].

— Je me rappelle en effet de

cela, fit le professeur. Mais sur le moment, je n'avais pas fait le lien avec le Grand Serpent du Temps...

— Nous non plus, si cela peut

vous consoler, assura Blade. Nous étions tous si obsédés par notre problème du moment la menace que représentait la Main Rouge que nous n'avons pas réalisé une seule seconde que Mazwoxs était une créature de même nature que

Buundloha : un « dieu » artificiel, chargé de veiller sur le

destin d'un peuple primitif ! Ce n'est que la semaine dernière que le lien m'est subitement apparu, durant une nuit d'insomnie... Et cette révélation m'a ouvert des horizons insoupçonnés. Imaginez-vous les conséquences si les deux divinités ont été créées par le même peuple, et si le peuple en question était celui des Jurans ?

— Pas très bien, je l'avoue,

reconnut le vieil homme. Mais il est

vrai que je n'éprouve qu'un intérêt mitigé pour l'histoire et l'archéologie.

(Il hésita.) Une chose me paraît toutefois quasi certaine : dans le cas de figure que vous décrivez, il devrait y avoir d'autres « dieux vivants ».

— Exactement, confirma le

businessman dans un nuage de fumée dénicotinisée. Mazwoxs et Buundloha ne

seraient alors que des éléments d'un projet plus vaste, dont nous ignorons l'étendue exacte. Ne trouvez-vous pas qu'il s'agit d'une énigme intéressante, professeur ?

— Tout à fait passionnante

mais cela ne me dit toujours pas pourquoi vous m'avez demandé de vous rejoindre avec mon transducteur. N'aurait-il pas été plus simple de demander à l'un des chamanes ophiolâtres de vous servir d'interprète ?

Ronny Blade eut un geste évasif : — Vous savez comme moi à quel

point les choses deviennent délicates lorsque l'on touche à la religion. Pour les chamanes, Buundloha est un dieu ; on n'interroge pas un dieu comme

s'il s'agissait d'un témoin ordinaire. De plus, la nature synthétique du Grand Serpent du Temps n'est connue que d'un cercle restreint de fonctionnaires et de scientifiques ; par respect pour les croyances des Ophiolâtres, il n'est

pas question de la révéler au grand jour pour le moment, du moins. Or, les Adorateurs du Serpent et leurs prêtres sont les seuls à pouvoir entrer en

communication avec Buundloha...

— Tu oublies Roxane, nota Red

Owens.

— C'est vrai, reconnut Blade.

Roxane Da Silva, l'agent de la Sécurité terrienne dont je vous ai parlé tout à l'heure, poursuivit-il à l'attention du professeur, est la seule Terrienne à avoir subi l'initiation des Ophiolâtres, qui consiste en l'absorption de

drogues psychotomimétiques provoquant une fusion psychique totale avec le Grand Serpent du Temps. Mais en raison de sa profession, Roxane est le plus souvent impossible à joindre. De plus, ce fut pour elle une épreuve très pénible, et tout laisse à penser qu'elle ne la recommencerait pour rien au monde... Quant à tenter l'expérience moi-même, j'avoue que je n'y tiens guère !

« Cela répond-il à votre

question, professeur ?

Le visiphone émit le grésillement électronique signalant un appel au moment précis où Theodore Kline ouvrait la porte de son appartement pour aller dîner en ville. Il hésita un instant avant de répondre ; il avait en effet rendez-vous avec sa fiancée, la ravissante et pulpeuse Laura Preminger, et celle-ci détestait que l'on fût en retard.

Attachée de presse de la plus importante maison d'édition de ce secteur de la confédération, elle avait un emploi du temps surchargé et d'une précision

incroyable. Toutefois, Kline avait toujours eu pour habitude de partir pour ses rendez-vous avec un quart d'heure d'avance ; n'ayant pas failli à cette

règle ce soir-là, il pouvait bien consacrer cinq minutes à un éventuel

correspondant.

Il regretta aussitôt sa décision en voyant apparaître sur l'écran le visage mince du commissaire général de X'Uerd, Anton Sienkiewicz.

— Théo ? J'ai besoin de

toi. Impérativement. Tout de suite.

Kline ne chercha pas à discuter.

Si son supérieur avait choisi de l'appeler, lui, cela signifiait que personne d'autre ne pouvait faire l'affaire. Sienkiewicz prenait toujours la peine de réfléchir avant d'empiéter sur le temps libre de son meilleur limier.

— Entendu, dit Théo. Je

décommande Laura et j'arrive. Où et quand ?

— Au Ministère des Colonies.

Le plus vite possible.

Kline pianota sur le clavier le numéro de sa fiancée.

Par bonheur, celle-ci n'était pas encore partie. Elle parut très déçue de l'annulation de leur rendez-vous, mais comprit aussitôt la situation ; il lui arrivait à elle aussi de lui faire

faux bond, lorsque les circonstances l'exigeaient. Ils s'adressèrent un baiser visiphonique et partirent chacun de leur côté.

Kline monta sur le toit par

l'ascenseur et héla un héli-taxi. L'engin, guimbarde ferraillante pilotée par un vieil homme revêche, ne mit que dix minutes pour franchir les vingt

kilomètres qui séparaient le quartier où vivait l'inspecteur de la silhouette élégante du Ministère des Colonies. L'immeuble avait été dessiné par l'un des plus grands architectes de Boffalongo, qui avait adroitement fusionné les

principaux styles architecturaux du secteur spatial de X'Uerd. Au milieu du toit en terrasse semé de petites constructions baroques se dressait une tour de verre en forme de spirale, dont la pointe chatoyant dans la lumière vespérale effleurait les nuages, deux kilomètres plus haut.

Sienkiewicz attendait son

subordonné au bord de la piste pour hélitaxis. Il vint à sa rencontre, lui serra la main et l'entraîna vers le puits anti-g qui s'ouvrait à quelques pas de là. Les deux hommes y sautèrent puis, tandis qu'ils descendaient doucement vers les étages inférieurs, le commissaire entreprit d'expliquer la situation à Kline :

— Le Ministre a reçu un appel

hyperspatial. De Joklun-N'Ghar. Le Réseau informatique y est tombé en panne. Il y a moins d'une heure. On pense à un sabotage. Ou un piratage.

Théo leva un sourcil surpris. Il ne s'attendait pas à cela.

— Tu sais très bien que je

préfère éviter le subespace, dit-il après avoir dégluti avec peine.

Sienkiewicz secoua la tête.

— Tu connais Joklun-N'Ghar Tu

sauras où chercher.

— C'est toi qui le dis !

s'exclama Kline. Je ne suis allé là-bas que trois fois et la dernière remonte à deux ans, juste après cette histoire de rébellion indépendantiste truquée.

— Il y a peut-être un

rapport. La planète est riche. Dès le début, elle a suscité des convoitises.

Beaucoup de gens n'apprécient pas... Nous sortons ici.

Ils quittèrent le puits, suivirent en silence un couloir bordé de portes, au bout duquel se trouvait le bureau de Sergeï Van Helsing, l'actuel Ministre des Colonies. Kline avait plusieurs fois rencontré cet homme affable, aux manières raffinées, qui affectionnait les jaquettes sans col et les bottes de cow-boy. Issu d'une très ancienne famille de diplomates, il était certainement le plus qualifié pour conduire ce qu'on appelait en haut lieu siégeait « l'expérience X'Uerd » ; on

racontait qu'un de ses ancêtres à la table lors des négociations qui avaient scellé l'unification politique de la Terre, au tout début du XXIIe siècle.

Van Helsing se leva pour les

accueillir. Fuis, les invitant à s'asseoir, il retourna derrière son bureau taillé dans un gigantesque bloc d'onyx.

— Ne-perdons pas de temps,

attaqua-t-il d'emblée. Mon cher Théodore, vous décollez dans quarante-cinq minutes du spatioport de X'Aol, à bord de l'Etincelle, une vedette ultra-rapide de la Spatiale. Il vous faudra onze heures

standard pour franchir les dix-sept années-lumière qui séparent X'Uerd de

Joklun-N'Ghar. Je sais que cela vous sera pénible mais, d'après le commissaire Sienkiewicz, vous êtes le seul de ses hommes à avoir déjà mis les pieds sur cette planète, et nous ne pouvons attendre qu'on nous envoie un Itinérant... (Il marqua une brève pause.) J'ai tout lieu de croire que la panne du Réseau

planétaire n'est que le signe avant-coureur d'événements bien plus graves.

— Pour quelle raison ?

interrogea Kline, que les explications interrompues de Sienkiewicz avaient quelque peu laissé sur sa faim.

Le Ministre riva son regard bleu dans celui de l'inspecteur.

— L'essentiel de ce que je

vais vous dire est, bien entendu, confidentiel, prévint-il. Comme vous le

savez, Joklun-N'Ghar est certainement l'un des mondes les plus riches de toute la confédération, tant sur le plan des gisements de minerais que sur celui de la diversité des espèces animales et végétales. Le premier à s'en rendre compte fut Bert Woodson, le Responsable du service de la main-d'œuvre au Centre de Coordination planétaire de Nylghur. C'est lui qui orchestra les divers

accidents qui, au tout début de la colonisation, valurent à la planète son surnom de « Joklun-N'Ghar la Maudite ». Lorsqu'il fut démasqué, en

2379, il n'exploitait encore qu'une seule mine, employant des N'Ghariens

transformés en zombis conditionnés, mais il projetait d'étendre ses activités en prenant la place du gouverneur, qu'il avait l'intention d'assassiner.

« Quelques années plus tard,

ce furent Thard Valekor et sa clique qui tentèrent à deux reprises de s'emparer de la planète. Vous connaissez le dossier aussi bien que moi, puisque vous avez travaillé à sa rédaction finale ; il est donc inutile de s'étendre sur

cette triste affaire qui eut par ailleurs des conséquences positives, tant pour les N'Ghariens que pour les colons terriens, mais nous y reviendrons tout à l'heure.

Van Helsing jeta un coup d'œil à sa montre, puis reprit, d'une voix plus précipitée :

— Voici quelques mois, j'ai

été informé que « certaines personnes » s'intéressaient de près d'un

peu trop près à Joklun-N'Ghar, et plus précisément à Yegg-Sh'Tra, qui recèle des richesses minérales authentiquement fabuleuses. Or, le continent en

question a été classé réserve naturelle, tant pour préserver son écosystème que pour ménager la sensibilité des Ophiolâtres, dont le nombre de cesse de croître au sein de la population n'gharienne.

« Cet aspect ne constitue

cependant que la partie émergée de l'iceberg. Le problème est plus profond, plus complexe. Politique, dirai-je.

Et, à travers lui, c'est l'ensemble de l'expérience X'Uerd qui se trouve

menacée. Je ne vais pas me lancer dans une démonstration ; vous comprenez

tout à fait ce dont je veux parler. Si par malheur quelqu'un réussissait,

légalement ou non, à prendre le contrôle de Joklun-N'Ghar, et si ce quelqu'un remettait en question le statut de Yegg-Sh'Tra, les conséquences seraient

catastrophiques, tant pour la planète elle-même que pour tout le secteur dont j'ai la charge. Le précédent d'Untarlahim montre que nous pouvons beaucoup apporter à des populations primitives et donner un sérieux coup de pouce à leur évolution sans pour autant détruire leur identité culturelle. Cela implique seulement que nous les respections et que nous respections ce qu'ils sont. La moindre entorse à cette ligne de conduite ne peut qu'ouvrir la voie à de

nouvelles violences.

Le ministre avait ensuite congédié les deux hommes, qui s'étaient hâtés de rejoindre l'hélix biplace de Sienkiewicz pour mettre le cap sur le spatioport, gyrophare tournoyant et toutes sirènes dehors.

L'Etincelle était un mince fuseau d'à peine vingt mètres de long, où l'essentiel de l'espace disponible était consacré aux propulseurs, générateurs et compensateurs de gravité. L'engin pouvait emporter sept hommes, mais pour ce vol il n'y avait que deux hommes d'équipage, solides gaillards impeccablement moulés dans leurs collants d'uniforme bleu clair.

Naturellement, Kline fut malade durant le trajet. Il n'avait jamais supporté le subespace une affection connue sous le nom de « renvoi d'inexistence », qui frappait une personne

sur mille environ. Il demeura prostré sur son siège durant tout le trajet, vomissant par spasmes dans un sac de plastique qu'il jetait ensuite dans le désintégrâtes de déchets.

Ses compagnons de voyage se

montrèrent d'une grande gentillesse, en dépit de leur allure de baroudeurs. Le copilote prit soin de lui du mieux qu'il put, mais il n'y avait pas grand-chose à faire face à une attaque de renvoi d'inexistence. Aucun remède n'avait été découvert à ce jour. II était cependant conseillé de boire beaucoup d'eau, afin d'avoir quelque chose à régurgiter.

La résurgence fut un soulagement pour Kline. Il se sentait nettement mieux quand l’Etincelle se posa en douceur à l'astroport de Nylghur ; en

fait, il commençait même à avoir une faim de loup.

Lorsqu'il sortit de la vedette, il lui sembla reconnaître l'un des vaisseaux qui se trouvaient sur le tarmac. Où avait-il déjà vu cet énorme astro-cargo trapu, fièrement dressé sur son tripode d'atterrissage ? Il plissa les yeux pour tenter de lire le nom peint sur

la carlingue en lettres de dix mètres de haut, mais il était trop loin pour y parvenir.

Un turbo-car s'arrêta au pied de l'échelle de coupée. Une portière s'ouvrit et un homme en jaillit vivement, comme s'il était monté sur ressorts. Jeune, le cheveu blond et l'air dynamique, il portait un pantalon de toile crème et une chemisette à rayures blanches et terre-de-sienne.

— Vous êtes Theodore Kline ?

héla-t-il.

L'inspecteur acquiesça. Le jeune homme lui serra la main et l'invita à monter dans le véhicule, qui démarra dans un crissement de pneus, puis il se présenta :

— Albert Jorgen,

vice-conseiller du gouverneur. Par quoi voulez-vous commencer ?

— Que pouvez-vous m'apprendre

de neuf, tout d'abord ? interrogea Kline. Mes informations les plus

récentes remontent à une douzaine d'heures standard, bien entendu.

— Ce qui en fait neuf de

Joklun-N'Ghar, dit pensivement Jorgen. Eh bien, nous n'avons pas découvert grand-chose, sinon qu'il s'agit bien d'un piratage. Certains indices montrent à l'évidence que quelque chose a parcouru

l'ensemble du Réseau, copiant vraisemblablement au passage les données qui l'intéressaient. La panne serait une conséquence imprévue de cette intrusion dont l'origine n'a pas encore été identifiée.

Le turbo-car s'engagea sur la

route qui menait à Nylghur. Le soir tombait sur la capitale n'gharienne, dans une profusion de teintes enflammées. Douze heures avaient passé, songea Kline, mais c'était toujours le soir pour lui. De quoi ressentait-il le plus grand besoin ? D'un bain, d'un repas ou d'une nuit de sommeil ? Il opta

pour la seconde solution ; il réfléchirait plus aisément avec l'estomac

plein.

— Je meurs de faim, dit-il à

la surprise de Jorgen, qui s'attendait sans doute à ce qu'il lui posât d'autres questions. Je vais m'effondrer si je ne mange pas quelque chose.

— Vous n'avez rien pris

durant le vol ?

— Renvoi d'inexistence,

répondit laconiquement Kline.

Le vice-conseiller haussa un sourcil .

— Oh, je vois, fit-il. Ça a

dû vous coûter de venir jusqu'ici.

— J'ai l'habitude, laissa

tomber l'inspecteur avec détachement. J'ai travaillé pendant quinze ans comme Itinérant pour le compte du Ministère de l'Intérieur. On s'y fait, à la longue, même si c'est toujours un mauvais moment à passer.

Jorgen hocha la tête, le visage grave, puis se pencha en avant et, ouvrant la vitre qui les séparait du

chauffeur, demanda à celui-ci :

— Conduisez-nous au Palais des Gourmets. (Il referma la vitre et se laissa retomber dans son siège.) C'est le meilleur restaurant de Nylghur et il possède l'avantage de servir rapidement pour peu qu'on le

demande. Ainsi, nous ne perdrons pas de temps.

En dépit de son apparence juvénile et de ses vêtements pour le moins décontractés, le jeune homme était quelqu'un de très organisé, comprit Kline. Leur conversation, durant le trajet, ne fit que le lui confirmer. Il ne laissait apparemment rien au hasard et si, malgré tout, celui-ci se piquait d'intervenir, Jorgen savait comment s'y prendre pour le gérer. Il n'apprit toutefois rien de bien intéressant à l'inspecteur ;

les recherches piétinaient, aucune piste n'étant apparue jusque-là.

Le Palais des Gourmets occupait le rez-de-chaussée d'un immeuble de deux étages, dans le centre de Nylghur. Le chauffeur déposa les deux hommes devant l'entrée avant de s'éloigner à la recherche d'un endroit où se garer. La ville avait changé, estimait Kline. Deux ans plus tôt, il y aurait eu une place dans un rayon de cinquante mètres.

Jorgen s'effaça pour le laisser entrer. Ils attendirent quelques instants près de la porte, puis un maître d'hôtel affublé d'un nœud papillon cramoisi du plus horrible effet se porta à leur rencontre. Le vice-conseiller était en train de lui expliquer qu'ils

étaient très pressés, lorsque Kline ressentit la très nette impression qu'on l'observait. C'était presque un

sixième sens chez lui ; il supposait qu'il possédait un vague pouvoir

télépathique latent, hérité d'une arrière-grand-mère centaurienne.

Il tourna la tête vers la salle du restaurant et identifia aussitôt le barbu grisonnant assis à trois tables de là, face à un petit Asiatique aux cheveux plaqués sur le crâne. Theodore Kline l'aurait reconnu n'importe où. Cet homme était à l'origine plus grand échec de sa carrière ; treize années durant, il avait tenté de le prendre sur le

fait, sans jamais y parvenir.

Une fois, une seule, il lui avait mis la main au collet. Cela se passait sur Thoran, près d'une dizaine d'années plus tôt. Kline y effectuait une enquête de routine, quand le vaisseau de

l'individu en question avait été aperçu en train de parachuter des containers pleins d'objets de contrebande dans la forêt, à trois mille kilomètres de la capitale. Le trafiquant avait donc été arrêté et son vaisseau saisi. Cependant, la fouille des « paquets » n'ayant permis de découvrir que des

antiquités d'origine extraterrestres, on l'avait libéré le lendemain, non sans le condamner à une amende de sept millions de platino-crédits !

Furieux contre la justice laxiste de Thoran-Town, Kline venait de décider de porter l'affaire devant la Haute Cour de Justice de La Haye, qui faisait autorité en matière de juridiction fédérale, lorsqu'un complot militaire avait renversé le gouvernement. Ayant d'autres chats à fouetter il était immédiatement entré dans la clandestinité, rejoignant la guérilla pro-démocratique, l'inspecteur avait renoncé à cette idée. Tout d'abord provisoirement, puis de façon définitive quand il avait appris que sa « proie » faisait partie du petit groupe d'individus courageux à l'origine de la défaite des putschistes.

Pour couronner le tout, le

trafiquant avait réussi à extorquer au président de la confédération un décret qui l'autorisait à importer hors douane toutes les antiquités qu'il lui prendrait la fantaisie de ramasser sur les

planètes qu'il pillait ! Ecœuré, Kline avait alors démissionné de son

poste d'Itinérant, pour s'engager dans la police de X'Uerd une manière comme une autre d'entrer dans une semi-retraite, pensait-il.

Et voilà que, neuf ans après cette triste affaire, le trafiquant à la barbe poivre et sel revenait le narguer, assis dans la salle du plus chic restaurant d'une planète perdue à la lisière de la zone marginale !

Kline devina plus qu'il ne lut sur ses lèvres les mots que venait de prononcer son ancien suspect préféré : « C'est un flic. » Il préparait donc un mauvais coup, songea Kline au moment

précis où leurs regards se trouvaient.

Ce qu'il lut dans les yeux clairs d'Andy Sherwood ne laissait subsister aucun doute : il allait y avoir de

la bagarre.

 

CHAPITRE III

Red Owens avait assisté sans piper mot au montage du transducteur télépathique. Pour des raisons d'encombrement l'appareil une fois terminé occupait près de trois mètres cubes ainsi que de fragilité de certains composants, Krasbaueur avait jugé bon d'en effectuer le transport en pièces détachées. Toutefois, quelques heures à peine lui avaient suffi pour reconstituer sa dernière invention ; sous ses dehors de savant distrait et excentrique, le vieux professeur était un individu ordonné et organisé, qui prenait grand soin de gaspiller le moins de temps et d'énergie possible.

— Nous allons pouvoir passer

aux essais préliminaires, dit-il en se redressant après avoir vissé un ultime boulon.

— Comment fonctionne votre

transducteur ? interrogea Ronny Blade.

— Il est basé sur la

conjonction de trois principes simples, expliqua Krasbaueur. Le premier, le plus facile à comprendre, porte le nom de « liaison de Fankhauser »,

d'après le psycho-physicien hawaïen qui l'a formulé au XXIe siècle.

Il s'agit d'une équation complexe régissant les micro-transferts quantiques sur lesquels reposent les ondes mentales et, donc, la transmission télépathique. Le second, découvert voici quelques années par un groupe de recherche de

Cybunkerp, est connu sous l'appellation d'« analyse parapsychique » ;

son application stricte permet d'enregistrer les manifestations de l'esprit sur un support numérique, comme un disque optique ou un cristal-mémoire. La fusion de ces deux méthodes permet de capter une émission psychique et d'en conserver une copie exacte qu'il est possible de restituer à tout moment. Si vous le voulez, nous avons affaire à un procédé de télépathie artificielle permettant une transmission en différé.

« Quant au troisième

principe, il m'a été suggéré par François Bordes, un linguiste, professeur à la Sorbonne, avec qui j'entretiens une passionnante correspondance depuis une dizaine d'années. Pour résumer, disons qu'il permet d'établir des analogies et des correspondances conceptuelles entre des langages reposant sur des bases sémantiques incompatibles. Je n'ai fait que l'adapter sur le plan de la pensée pure pour obtenir un traducteur de symboles mentaux fiable à

quatre-vingt-quinze pour cent.

— Si je comprends bien,

intervint Red Owens qui avait suivi avec attention les explications du vieil homme, vous nous avez fabriqué une sorte de traducteur de pensées qui permet à deux créatures d'échanger des informations, du moment qu'elles possèdent une forme d'intelligence quelconque ?

— C'est cela même, opina

Krasbaueur. Mon transducteur, quand il sera au point, permettrait même à un Zarvalor d'échanger des vues philosophiques avec un Gnekshare !

Le pacha du Maraudeur ne put s'empêcher de se sentir impressionné par cette affirmation. Les Zarvali, paisibles humanoïdes dotés de quatre bras et d'yeux à facettes, possédaient une perception de la réalité fort différente de celle de la plupart des espèces pensantes connues ; ils la voyaient comme une sorte de consensus, dépourvu de toute existence objective, que créait la « collision »

des points de vue forcément différents de l'ensemble des individus doués de raison. Les Gnekshares, quant à eux, étaient les inventeurs d'un système

d'équations philosophiques qui leur permettait de déterminer les grandes lignes événementielles une notion parfaitement abstraite aux yeux d'un Terrien ou d'un Zarvalor autour desquelles s'articulaient passé, présent et futur ; le

mode de calcul en question était qualifié de Connaissance Intransmissible, ce qui se passait de commentaire[9].

— Eh bien, commenta Ronny

Blade, voilà qui me semble parfait ! J'avoue que j'ai hâte de voir comment ce bel assemblage théorique se comporte sur le terrain.

— Nous allons pouvoir le

vérifier tout de suite, assura le professeur en mettant le transducteur sous tension. Il faudrait simplement que notre ami Buundloha daigne se rapprocher de nous, afin que je puisse braquer sur lui l'antenne servant à la transmission psychique.

— Aucun problème, dit Blade

en tirant de sa poche un petit sifflet. Ce gadget émet des ultra-sons sur une fréquence de soixante mille kilohertz, à laquelle le Grand Serpent du Temps répond en accourant aussitôt. Sans doute ses créateurs ont-ils programmé une partie de son esprit pour qu'elle réagisse automatiquement dès que ses tympans perçoivent la fréquence en question... En tout cas, c'est bien pratique,

compléta-t-il en portant l'ustensile à ses lèvres.

Aucun son audible n'en sortit, mais à peine le businessman avait-il remis le sifflet dans sa poche que

Buundloha émergea de la végétation blafarde, dardant ses yeux roses sur les trois hommes. Il demeura un instant immobile, indécis le temps pour Krasbaueur d'orienter l'antenne vers la tête massive du reptile géant.

— Allez-y, fit le professeur

en tendant à Blade un petit micro sans fil. Dites-lui quelque chose.

Ronny marqua un temps

d'hésitation. Puis, s'emparant du micro, il demanda d'une voix légèrement

rauque :

— Me comprends-tu, Buundloha ?

Une brève lueur fulgura dans les pupilles du reptile géant. Penché sur le complexe tableau de commandes du

transducteur, Krasbaueur manœuvrait des potentiomètres, consultant de temps à autre les vumètres alignés devant lui, dont les diodes électroluminescentes clignotaient sur un rythme apparemment aléatoire.

— Il ne répond pas ?

s'enquit Red Owens.

— Si, mais c'est un peu long,

répondit le vieux savant en se grattant la tête, l'air perplexe. Le

transducteur semble éprouver des difficultés à trouver des équivalents

sémantiques compréhensibles et fidèles. Une question de réglage, je suppose... Ah ! Ça y est !

Une voix synthétique monocorde fit vibrer la membrane du haut-parleur incorporé à l'appareil :

— Vers la lumière qui coule et de l'intelligence saccadée devrait

naître une authentique guitare électronique.

Red Owens s'esclaffa, ce qui lui attira un regard tout à la fois gêné et courroucé de la part de Krasbaueur.

Blade, lui, se contentait de sourire ironiquement.

— Votre prototype me semble

effectivement nécessiter « quelques » réglages, commenta-t-il en

posant une main réconfortante sur l'épaule voûtée du physicien. Je trouve

cependant tout à fait encourageant que vous ayez obtenu un résultat même si celui-ci s'avère plutôt... surprenant !

— Croquis au goût pulpeux grondant dans le tunnel de la pensée

perdue, reprit le haut-parleur. Sans l'espoir d'un jour ne plus être, la joie ressemble à une nourriture confuse. Ou peut-être à cette pierre creuse qui brûle les épiphénomènes problématiques...

Le professeur coupa d'un geste sec l'amplificateur.

— Je vais procéder à quelques

tests avant de poursuivre nos tentatives de communication, annonça-t-il, le visage renfrogné. Je pense que je n'aurai pas besoin de vous avant une heure ou deux. Si vous voulez aller faire un tour...

C'était une manière tout juste polie de les congédier, songea Owens en haussant les épaules, avant d'emboîter le pas à Ronny qui se dirigeait déjà vers la galerie menant à l'extérieur du temple.

En trois enjambées, Kline fut à la hauteur de la table qu'Andy partageait avec Ryu Tayakana. Il considéra les deux hommes d'un regard dénué de toute émotion, semblant les jauger puis, se

tournant vers l'aventurier, il lui lança sur un ton qui était à lui seul un défi et d'une voix assez forte pour que toute la salle pût entendre ses paroles : — Eh bien, Andy ? Quelle

sombre magouille es-tu en train de nous préparer ?

Sherwood serra les dents. Quelques années plus tôt, à l'époque où l'inspecteur le traquait à travers toute la Confédération, il aurait répondu sans hésiter à la provocation. Mais le temps avait passé, et l'ancien trafiquant d'antiquités et d'objets d'art s'était assagi. De plus, il était en train de dîner et ne tenait guère à interrompre un repas qui s'annonçait succulent.

— Laisse tomber, Théo,

conseilla-t-il d'une voix douce, affrontant sans ciller le regard vert de

Kline. Ni toi ni moi n'avons quoi que ce soit à gagner à faire un scandale.

Le policier ouvrait la bouche pour lui répondre, quand il fut rejoint par un jeune homme blond, en qui Andy

reconnut Albert Jorgen, le vice-conseiller du Gouverneur local.

— Un problème, monsieur Kline ?

demanda-t-il. Oh, bonjour, monsieur Sherwood, ajouta-t-il sans laisser à

l'inspecteur le temps de répondre. J'ignorais que vous étiez en ville.

— Vous le connaissez ?

s'écria Kline.

— Bien entendu, fit

ingénument Jorgen. L'excellente réputation de M. Sherwood a fait le tour

de la planète à la suite du rôle qu'il a joué dans la mise en échec des projets de Thard Valekor. Je suis d'ailleurs étonné que vous ne le sachiez pas, alors que vous avez travaillé sur le dossier de cette malheureuse affaire...

L'inspecteur bouillait visiblement de rage.

— Pour moi, cet individu

n'est qu'une sinistre crapule, gronda-t-il en serrant les poings. Avez-vous seulement idée du nombre de planètes qu'il a pu piller pour alimenter son

trafic d'antiquités extraterrestres ?

C'en était trop, estima Andy. Il pouvait admettre que Kline revînt le persécuter, comme il en avait jadis

l'habitude, mais pas que son vieil ennemi déformât la vérité. Repoussant sa chaise, il se leva, bien décidé à éviter la bagarre mais prêt à se battre s'il le fallait pour défendre son honneur.

— Tu sais parfaitement que je

n'ai jamais « pillé » la moindre planète, comme tu dis !

s'indignat-il.

— Tu me tutoies, à présent ?

répliqua Kline.

— Je te tutoie parce que tu

me tutoies, lui renvoya Sherwood. Sois poli avec moi et je le serai avec toi.

Nous n'avons pas élevé les bershnars ensemble, que je sache !

Kline éclata d'un rire qui sonnait faux.

— El c'est toi qui dis ça ?

rétorqua-t-il, recouvrant subitement son sérieux. Toi qui as fourni en objets d'art illégalement importés les trois quarts des fourgues de la confédération ?

Ne me fais pas rigoler, Andy ! Crapule tu étais, crapule tu es, crapule tu seras !

Sherwood devait lutter contre

lui-même pour conserver son calme, mais il sentait qu'il ne résisterait pas très longtemps à la tentation d'envoyer son poing à la rencontre du visage mal rasé de l'inspecteur si celui-ci ne renonçait pas très vite à démolir sa réputation.

Inspirant profondément, il jeta un coup d'œil à Tayakana, qui assistait à la scène avec un étonnement non dissimulé. Son impénétrabilité asiatique n'avait pas résisté à la virulence des propos de Kline, songea l'aventurier.

— Permets-moi de te rappeler

qu'un décret présidentiel m'a autorisé, voici déjà neuf ans, à importer en toute légalité et hors douane tous les objets d'art que je pourrais trouver sur des planètes de la zone marginale, articula-t-il lentement. Tout ce que tu es en train de faire, c'est d'essayer de traîner dans la boue un honnête

commerçant !

L'inspecteur se raidit. L'argument avait visiblement porté. Même si Andy avait autrefois agi en marge de la loi, le décret en question qui comportait une clause d'amnistie rétroactive faisait de lui, sur le plan purement technique, quelqu'un à qui ni la police ni la justice n'avaient quoi que ce fût à reprocher.

— Je vais te casser la

figure, Andy Sherwood, annonça Kline avec un rictus mauvais.

Jorgen, sentant l'orage sur le point d'éclater, tenta de s'interposer :

— Allons, voyons, messieurs !

Il doit bien exister une manière moins violente de régler le différend qui semble vous opposer...

L'inspecteur le repoussa

négligemment, tout en plongeant en avant afin d'administrer à Sherwood un

direct du droit qui aurait à coup sûr expédié celui-ci au tapis s'il ne s'était effacé avec souplesse. Déséquilibré, Kline heurta la table. Il tenta de s'y retenir, mais ne réussit qu'à l'entraîner dans sa chute, dans un fracas de verre et de porcelaine brisés.

Andy chassa son envie de

chatouiller du bout de la botte les côtes du policier. Ce n'était pas loyal de frapper un homme à terre même si celui-ci s'y était envoyé tout seul, comme un grand ! Ce genre de coup, réservé aux luttes à mort, n'avait pas sa place

dans une bagarre de bar comme celle que Kline venait de tenter de déclencher.

Jorgen se précipita pour aider l'inspecteur à se relever, mais ce dernier le repoussa et, sans prendre la peine de se redresser, plongea dans les jambes de Sherwood. Pris au dépourvu, celui-ci n'eut pas le temps d'esquiver l'assaut ; il chut à terre, agitant désespérément les pieds pour tenter de se dégager de l'étreinte de son

adversaire. Les deux hommes roulèrent, enlacés, échangeant des coups pour la plupart inutiles.

Sans se concerter, Tayakana et le vice-conseiller tentèrent de les séparer. Ils ne réussirent qu'à récolter quelques horions qui ne leur étaient pas destinés. Comprenant qu'il n'y avait rien à faire tant que les pugilistes n'auraient pas décidé eux-mêmes de cesser le combat, ils laissèrent ceux-ci régler leurs comptes et rejoignirent la douzaine de clients et d'employés du restaurant qui se tenaient à bonne distance,

observant avec un intérêt variable la lutte en cours.

Sherwood réussit enfin à se

dégager de l'étreinte de Kline. Sautant sur ses pieds, il recula d'un pas, les poings brandis, défiant de la voix son adversaire. Celui-ci s'agenouilla,

hésitant. Il s'apprêtait à bondir à nouveau sur l'aventurier, lorsque le

propriétaire du restaurant vint se planter entre les deux hommes, une

expression indignée sur le visage.

— Enfin, messieurs, arrêtez !

s'écria-t-il. Si vous ne cessez pas immédiatement, j'appelle la police !

— Sans vouloir vous

contrarier, la police est déjà là, ironisa Andy, qui commençait à trouver que la situation possédait un côté sinon agréable, du moins amusant.

Kline fouilla dans sa poche et en tira une carte infalsifiable. Le propriétaire du restaurant s'étrangla à la vue du sceau iridescent, représentant un soleil entouré d'un anneau, qui était l'emblème du secteur de X'Uerd.

— Puis-je savoir ce que cela

signifie ? interrogea-t-il sur un ton où perçait une profonde indignation.

— Poussez-vous ! Vous ne

voyez pas que vous les gênez ? lui lança un client hilare, au bras duquel

était pendue une ravissante jeune femme dont les yeux violets trahissaient une origine extroïle.

Pendant ce temps, Kline s'était remis sur ses jambes et, contournant le propriétaire rouge de colère, avait commencé à « danser » autour d'Andy, le menaçant de ses poings fermés

dans la plus pure tradition de la boxe terrienne. Un sourire sur les lèvres, l'aventurier ne baissait pas sa garde ; il possédait une expérience

suffisante de ce type de bagarre pour savoir que la résistance aux coups avait plus d'importance que l'habileté à les donner. Profitant soudain d'une erreur de l'inspecteur, il le faucha d'un habile croc-en-jambe, puis fit un bond en arrière pour éviter la main qui fonçait vers sa cheville.

Kline se redressa aussitôt, au comble de la rage, et empoignant une chaise, la jeta au visage de Sherwood.

Celui-ci ne s'étant pas écarté assez rapidement, le dossier du siège le heurta à l'épaule gauche, lui arrachant un grognement de douleur. Perdant son calme qu'il avait jusqu'ici réussi à conserver, suite à Buundloha savait quel miracle, il saisit une table et la projeta vers l'inspecteur, lequel l'évita sans mal avant de riposter par une volée de couverts raflés sur une table voisine. L'un des miroirs accrochés au mur se brisa sous l'impact d'une assiette et ses débris dégringolèrent avec fracas sur le plancher ciré.

Debout au premier rang des

spectateurs dont le nombre atteignait à présent la vingtaine, de nouveaux

clients étant arrivés entre-temps, le propriétaire du Palais des Gourmets s'arrachait les cheveux.

C'était à présent Sherwood qui bombardait Kline à l'aide de pots de fleurs. L'inspecteur renversa une table, derrière laquelle il s'abrita un instant, puis, bondissant soudain, il se rua vers le long comptoir du bar et, d'une détente prodigieuse, sauta par-dessus.

Cette performance lui valut une brève salve d'applaudissements de la part des clients assemblés, qui semblaient décidément prendre goût au spectacle. Ils s'égaillèrent toutefois avec précipitation lorsque Kline commença à jeter sur son adversaire les bouteilles jusque-là sagement alignées sur des étagères le long du mur.

Andy en attrapa une au vol et lut l'étiquette. Constatant qu'il s'agissait d'un cognac terrien hors d'âge, il fit sauter le bouchon et s'en octroya une bonne rasade avant de renvoyer d'où il venait le flacon ventru. Il avait si bien visé que Kline la reçut en plein visage.

Le policier tituba, les yeux

vitreux, du sang coulant de son nez. Croyant qu'il avait son compte, Sherwood commit l'erreur de se découvrir. Voyant cela, Kline repassa d'un bond de

l'autre côté du comptoir, brandissant un tesson de bouteille. Andy voulut

reculer, mais il n'en eut pas le temps ; le pied de l'inspecteur le

cueillit au plexus solaire et il bascula en arrière, grimaçant à cause de la souffrance qu'irradiait son diaphragme meurtri. Profitant de la situation, son adversaire s'élança vers lui, prêt à lui taillader le visage à l'aide de son arme improvisée...

Sherwood se voyait déjà défiguré, lorsque l'attitude du policier se modifia inopinément. La haine qui étincelait dans son regard un instant auparavant fut remplacée par l'hébétude. Semblant se désintéresser d'Andy, il leva les yeux vers le tesson déchiqueté que serraient ses doigts crispés.

— Mais qu'est-ce que je suis

en train de faire, moi ? gémit-il avant de s'effondrer, lâchant le morceau de verre qui se désintégra sur le sol en une pluie d'éclats brillants.

Un silence pesant succéda au

vacarme de la bagarre. Etourdi, l'aventurier s'assit en secouant la tête. Il ne comprenait pas très bien le comportement final de Kline, mais une chose était à ses yeux certaine : l'inspecteur avait, d'une manière ou d'une autre, craqué nerveusement. Andy le connaissait en effet suffisamment pour savoir que ce n'était pas dans ses habitudes de blesser ses adversaires lorsqu'il pouvait l'éviter.

— Ça ne va pas, Théo ?

demanda-t-il en se penchant sur le policier qui, couché sur le sol, sanglotait convulsivement.

— Fous-moi la paix, hoqueta

celui-ci, le visage dans les mains.

Alors seulement, Sherwood se

souvint que Kline était sujet à des crises de renvoi d'inexistence. Cela

permettait d'expliquer la brutale dérive de son comportement, transformant une simple bagarre de bar en ce qui avait failli devenir une lutte à mort.

— Tu viens de débarquer,

c'est ça ? interrogea l'aventurier en passant un bras autour des épaules

de l'inspecteur pour l'aider à se relever. Tu viens de débarquer et tu as été malade durant tout le trajet ? (Kline acquiesça en silence. ) Allez, ne

t'en fais pas ! poursuivit Andy avec une jovialité à peine feinte. On va

se faire un bon gueuleton, boire quelques verres et ça ira mieux ensuite !

Le propriétaire du restaurant

choisit ce moment pour manifester son mécontentement.

— Qui va payer pour les

dégâts ? demanda-t-il agressivement. Il ne faudrait pas croire que je vais vous laisser partir comme ça. Ce n'est pas parce que vous appartenez à la

police que...

Sherwood lui adressa son sourire le plus candide.

— Oh, mais nous n'avons

nullement l'intention de partir, répondit-il aimablement. Mon ami a besoin d'un bon repas ; rien de tel que la cuisine du meilleur restaurant de Nylghur pour le retaper !

Et, sans attendre la réaction de son interlocuteur, il entraîna Kline vers une table miraculeusement demeurée intacte.

— Ne vous inquiétez pas pour

les dégâts, assura Jorgen au propriétaire interdit. Vous n'aurez qu'à envoyer la facture au palais du Gouverneur et vous serez réglé rubis sur l'ongle.

L'homme lui lança un regard

halluciné, hocha la tête pour signifier qu'il avait compris et, ramassant une bouteille et un verre encore intacts dans le fatras qui jonchait le plancher, se servit un grand verre de vodka qu'il vida d'un seul trait avant de se

laisser tomber sur une chaise, les joues rouges et le souffle court.

Sans doute se disait-il qu'il y avait des jours où il valait mieux ne pas se lever. La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur l'île de Huxley. Assis sur la grande terrasse qui

flanquait le salon principal, William Baker rêvassait en observant les étoiles.

Du point de vue de la densité stellaire, le ciel nocturne de Joklun-N'Ghar ressemblait beaucoup à celui de la Terre, même si les constellations

différaient nettement. Seule la Voie lactée était reconnaissable, long ruban vaporeux traversant d'est en ouest le firmament.

Deux lémuriens de l'espèce la plus grande étaient assis à quelques mètres du businessman, sur le petit muret qui ceignait la terrasse. L'un d'eux, reconnaissable à la houppe de poils jaunes qui couronnait sa tête arrondie, était le voleur de la statuette psychomorphe d'Andy. Pour le moment fort occupé à faire sa toilette, il jetait de temps à autre un coup d'œil intrigué au Terrien confortablement installé dans un

transat épousant la forme de son corps.

Baker n'avait eu aucun mal à

récupérer le bien de son associé. Avant tout, il était monté dans la plus haute tour de la villa, dont la flèche élégante culminait à une quinzaine de mètres au-dessus des toits. De là, il ne lui avait fallu que quelques instants pour repérer le lémurien qui jouait avec l'étonnante statuette, assis dans une

gouttière, ses pattes postérieures pendant dans le vide.

Une fois redescendu, il avait

ouvert une fenêtre donnant sur le toit au bord duquel se trouvait l'animal, et il avait appelé celui-ci d'une voix douce, lui tendant un gros fruit bleuté dont il savait que les lémuriens étaient friands. Le voleur de la statuette ne faisait pas exception à la règle. Dix minutes avaient suffi à Baker pour

l'attirer et lui faire comprendre qu'il n'obtiendrait le ryarhem qu'en échange de l'objet dérobé.

Le visiphone grésilla dans le

salon. Il s'agissait certainement d'Andy qui l'appelait pour le prévenir qu'il ne rentrerait pas avant le lendemain, songea Will en se levant.

A sa grande surprise, ce furent les traits de Ronny qui apparurent sur l'écran. Il semblait fatigué mais

rayonnait, observa Baker.

— Andy n'est pas là ?

demanda Blade.

— Il est parti cet après-midi

à Nylghur pour « frotter les oreilles » du directeur de la C.N.C.,

répondit William. Je n'ai pas de nouvelles de lui depuis.

— Il aura sans doute effectué

une rencontre galante, supposa Ronny, qui connaissait les penchants de Sherwood pour les représentantes de préférence pulpeuses du beau sexe. Bon, de toute manière, c'est à toi que je voulais parler. J'ai de bonnes nouvelles.

— Krasbaueur est arrivé ?

Blade hocha la tête.

— Ce matin, répondit-il. Et

il s'est bien entendu mis immédiatement au travail... Bon, au début, son transducteur télépathique a donné des résultats plutôt curieux voire, franchement hilarants.

Pour te donner une idée, les traductions qu'il nous fournissait ressemblaient plus ou moins aux messages délirants que nous captions quand nous nous

trouvions sur Eileena, lors de l'« invasion » des Shméleks[10] !

Baker sourit au souvenir de cet épisode tragicomique de l'histoire de la confédération terrienne et, surtout, des avertissements du gouvernement central se transformant brutalement en

recettes de cuisines ou en phrases surréalistes dépourvues de tout sens.

— Ça a fini par s'arranger ?

s'enquit-il.

— Oui, répondit Ronny. Après

quelques heures de réglage et la modification de certains circuits, nous avons fini par réussir à communiquer avec le Grand Serpent du Temps... (Il marqua une pause, paraissant chercher ses mots.) Je te passe les détails, d'accord ?

Comme nous le pensions, les deux « dieux vivants » ont été créés par

la même race de géants, qui leur a confié une mission identique : veiller

sur une peuplade primitive et, si possible, l'aider à évoluer dans la voie du progrès et de la paix. Buundloha nous a fourni une description de ses

Concepteurs qui corrobore celle donnée par Mazwoxs et qui pourrait tout à fait être celle de Jurans. Malheureusement, tout comme son homologue de Djyzaxx, il ignore pratiquement tout de ses créateurs.

— Tu n'as donc obtenu aucune

preuve que ceux-ci étaient bien des Jurans ?

— Aucune preuve formelle,

mais nous avons tout de même récolté de nombreux indices allant en ce sens. Il convient donc de vérifier notre hypothèse en nous rendant sur Durango pour y fouiller dans la gigantesque base de données laissée par les Jurans à leurs héritiers. Si ce sont bien eux qui ont créé Mazwoxs et Buundloha. nous devrions en trouver la trace dans leurs archives...

— Cela me paraît logique,

observa Baker. Mais crois-tu que les Magiciens nous laisseront y fouiner en toute liberté ?

— Je ne vois aucune raison

pour qu'ils s'y opposent. Ne les avons-nous pas débarrassés de la menace que faisaient peser sur eux les navires robots du Mastodonte[11] ? Notre ami Armand de La Salesse se fera sans aucun doute un plaisir de t'aider à étudier leurs archives.

Une suspicion subite s'insinua dans l'esprit de Will.

— De m'aider ?

interrogea-t-il. Tu veux dire que tu comptes sur moi pour me charger de cette corvée ?

— D'abord, cela n'aura rien

d'une corvée, répondit Blade. D'après ce que je sais, la base de données de Durango est organisée de telle manière que toute information s'y trouvant peut être obtenue très rapidement, grâce à un système d'associations logiques et analogiques aux performances surprenantes. Ensuite, tu n'auras pas besoin de te charger toi-même des manipulations nécessaires ; les Magiciens mettront un spécialiste à ta disposition, qui s'occupera de tout. Cela te laissera donc tout le temps de faire du tourisme si tu le désires. Durango est une très belle planète, tu as pu le constater lorsque nous y avons séjourné.

— Et toi ? Tu ne viens

pas ?

— Je préfère rester ici avec

Krasbaueur pour continuer à interroger Buundloha. J'ai de bonnes raisons de penser qu'il peut nous apprendre énormément de choses sur l'histoire de

Joklun-N'Ghar, qu'il a enregistrée dans ses cellules mémorielles... Par

exemple, peut-être pourra-t-il nous indiquer l'emplacement de certains villages abandonnés depuis des millénaires, où des fouilles permettraient de mettre au jour des œuvres d'art et des objets usuels antiques !

— Tu ne perds pas le nord,

observa Baker.

— L'instinct du

collectionneur, que veux-tu ? répondit Blade. Quand je vois les merveilles que la mission Ryder a déterrées dans la savane au nord de Glorph, je ne peux m'empêcher de rêver à celles qui dorment encore en des lieux inconnus, un peu partout sur Joklun-N'Ghar...

« Bon, revenons à nos

moutons. Nous allons provisoirement quitter Yegg-Sh'Tra pour nous rendre à Nylghur. Nous y serons vers dix-huit heures, heure locale. Avec le suborb, tu devrais y arriver avant nous...

— Andy l'a pris, signala

Baker. Il ne me reste que le stratojet. (Il effectua un rapide calcul.) Si je pars d'ici avant minuit, je pense que j'atteindrai Nylghur demain un peu avant l'aube...

Ce retard ne parut pas contrarier Blade.

— Eh bien, nous t'attendrons,

dit-il avec philosophie.

On m'a signalé un nouveau

restaurant, dans la vieille ville, qui sert des plats typiques de la Péninsule de Gotham'Nor. Cela me laissera largement le temps de l'essayer. Quand tu

arriveras, rejoins-nous à l’Hôtel du bout des mondes ; je vais dès maintenant y réserver des chambres pour

Krasbaueur, Red et moi.

— Et moi ?

— Vu l'heure à laquelle tu

atterriras, je pense que tu dormiras à bord du Saute-Lumière.

Les deux amis discutèrent encore quelques minutes de détails annexes avant de couper la communication. Lorsque l'écran eut viré au noir, William Baker hocha pensivement la tête. En dépit de ses réticences initiales, il était séduit par l'idée de retourner sur Durango.

Les quelques jours qu'il avait passés sur ce monde l'année précédente lui

avaient laissé un agréable souvenir et les Magiciens qui le peuplaient étaient des individus charmants, d'une grande amabilité et toujours prêts à rendre service.

Refermant la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, pour interdire aux lémuriens d'entrer quoiqu'il n'eût pas plus confiance qu'Andy dans l'efficacité des serrures de la villa, il escalada

quatre à quatre les marches qui menaient à sa chambre. Il avait beau être

pressé, il ne partirait pas sans quelques tenues seyantes ; les Magiciens, qui descendaient de Français enlevés sur la Terre au début du XXIe siècle par les Jurans, accordaient une grande importance à l'élégance et aux

bonnes manières.

Ce n'est qu'en posant le pied sur le trottoir, devant le restaurant dévasté, que Kline réalisa qu'il était ivre.

Il n'avait pourtant pas bu tant que cela, songea-t-il en se rattrapant à l'une des minces colonnes soutenant le dais qui abritait des intempéries l'entrée du Palais des Gourmets.

Mais l'alliance de la fatigue, des séquelles du renvoi d'inexistence et de la bagarre avait dû accroître l'effet de l'alcool sur son organisme.

— Eh bien, Théo, t'es saoul ?

beugla Andy Sherwood, qui venait de sortir à son tour du restaurant.

— Pas plus que toi, répondit

Kline d'une voix pâteuse en pivotant sur un talon pour faire face à son vieil ennemi.

Jorgen et le petit Asiatique nommé Tayakana les rejoignirent, une moue désapprobatrice sur le visage. Ni l'un ni l'autre n'avaient voulu participer à la beuverie ; ils s'étaient contentés de picorer dans leurs assiettes, sans piper mot de tout le repas. Kline avait supposé qu'ils désapprouvaient sa conduite et celle de Sherwood mais, l'alcool aidant, il n'avait cure de ce que pouvaient bien penser les deux hommes.

— Il est temps d'aller vous

coucher, dit le vice-conseiller, l'air mécontent. Vu votre état, ce n'est pas ce soir que vous entamerez votre enquête.

Il avait bien entendu raison, mais Kline n'était pas d'humeur à prêter l'oreille aux conseils de qui que ce fût.

Pour le moment, il avait surtout envie de marcher, pour essayer de dissiper les vapeurs alcooliques qui lui embrumaient l'esprit.

— Vous occupez pas de moi,

marmonna-t-il d'une voix pâteuse. J'suis assez grand pour savoir c'que j'ai à faire !

— Ouais, c'est vrai, ça !

renchérit Sherwood. T'as déjà vu Nylghur by night% Théo ? J'connais les bons coins, on va se faire une fête à

tout casser !

— Vous feriez mieux d'aller

cuver votre vin, lui lança Jorgen.

Andy tourna vers lui un regard vitreux.

— Vous mêlez pas d'ce qui

vous regarde pas, articula t-il non sans peine. Mon pote et moi, on va aller s'en jeter un au Corsaire Noir et rien d'ce que vous pourrez...

— Le Corsaire Noir a fermé l'année dernière, se permit de préciser Tayakana avec une amabilité quelque peu ironique.

Sherwood ne se laissa pas démonter pour autant.

— Tant mieux !

s'exclama-t-il, si bruyamment qu'un couple qui passait de l'autre côté de

l'avenue sursauta au son de sa voix avinée. De toute façon, c'était la pire gargote de ce coin de la Galaxie ! (Il abattit une main mal assurée sur

l'épaule du directeur de la C.N.C.) Vous qui êtes du coin, Ryu, vous allez bien pouvoir nous accompagner dans un endroit sympa, non ?

— Je suis désolé, monsieur

Sherwood, répondit Tayakana, toujours aussi aimable, mais je dois me lever très tôt demain matin pour m'occuper du problème de votre villa. Cela dit, je peux vous indiquer un bar qui fera votre bonheur, un lieu tout à fait sympathique à l'enseigne du Spationaute Ethylique, qui a ouvert au début de l'année.

Kline avait du mal à suivre la conversation. Ses oreilles bourdonnaient et une vague nausée avait commencé à agiter son estomac. Il inspira un grand coup ; l'air frais pénétrant dans

ses poumons lui fit le plus grand bien.

— Le nom me plaît,

intervint-il. On y va, Andy ? J'ai besoin de marcher...

— Okay mon pote, on y va ! acquiesça Sherwood.

Pendant que Tayakana lui

expliquait la route à suivre pour atteindre le bar dont il avait parlé, Kline congédia Jorgen. La sympathie qu'il éprouvait pour le jeune vice-conseiller avait fait place à un certain énervement face à l'attitude paternaliste de celui-ci. Il devinait confusément que c'était l'alcool qu'il avait ingurgité qui engendrait cette irritation, mais il n'avait pas l'esprit assez clair pour la surmonter.

Jorgen ne fit aucun commentaire.

Sans doute avait-il compris que rien de ce qu'il dirait ne ramènerait Kline à la raison. Il lui demanda simplement de le retrouver le lendemain matin au palais du Gouverneur et s'inclina sèchement pour le saluer avant de s'éloigner, en compagnie de Tayakana.

Restés seuls, l'inspecteur et

l'aventurier se regardèrent un moment, comme s'ils se demandaient ce qu'ils faisaient là ensemble. Puis, éclatant de rire, ils remontèrent l'avenue dans la direction indiquée par le directeur de la C.N.C.

Les explications fournies par

Tayakana manquaient-elles de précision ? Ou bien Sherwood les avait-il mal comprises ? Toujours est-il que les deux hommes se perdirent dans le

dédale des rues de Nylghur. Ils marchaient depuis un petit quart d'heure et avaient dû parcourir un peu plus d'un kilomètre lorsque Andy s'en aperçut. Il s'immobilisa au milieu d'une place hexagonale, que bordaient des immeubles bas aux façades de pierre jaune, et jeta un coup d'œil circulaire :

— Je sais pas où on est .J'ai

dû rater un carrefour.

— Je croyais que tu

connaissais la ville, remarqua Kline.

— Pas celte partie. Elle

était en construction la dernière fois que je suis venu sur cette fichue

planète.

— Qu'est-ce qu'on fait, alors ?

On retourne en arrière ?

Andy acquiesça et ils revinrent sur leurs pas, titubant d'un trottoir à l'autre de la ruelle par laquelle ils étaient arrivés. Deux ou trois cents mètres plus loin, ils tournèrent à droite dans une artère plus importante, où clignotaient au loin des néons colorés qui, pensaient-ils, indiquaient sinon remplacement du Spationaute Ethylique, du moins celui d'un autre bar dans lequel ils pourraient poursuivre leur saoulographie.

— Aux Meubles d'Altaïr, lut Sherwood avec dépit. Ça me dit

quelque chose...

— Moi, ça me dit qu'il n'y a

rien à boire, commenta Kline. Allez, viens, on va plus loin.

Mais le « vieil »

aventurier demeurait planté devant la vitrine du magasin, contemplant sans les voir les canapés et les fauteuils qui y étaient disposés. L'inspecteur le tira par la manche, sans résultat.

— Où ai-je entendu le nom de

cette boutique ? marmonna Andy, les sourcils froncés.

— Au lieu de te le demander,

tu ferais mieux d'essayer de voir où nous sommes, grogna Kline d'une voix

mécontente.

Avisant une plaque qui devait

porter le nom de la rue, il se dirigea vers elle d'une démarche pour le moins chaloupée.

— Boulevard des

Etoiles-Noires, déchiffra-t-il en plissant les yeux.

Sherwood tressaillit et le

rejoignit, subitement surexcité.

— Ça y est !

claironna-t-il. Ça me revient, maintenant !

— Qu'est-ce qui te revient ?

demanda l'inspecteur, qui avait déjà oublié pourquoi son compagnon de beuverie s'était planté devant le magasin d'ameublement.

— Je sais pourquoi ce nom me

disait quelque chose, expliqua Andy. C'est Kaxang qui l'a cité. Quand il nous a quittés après l'atterrissage, il a dit qu'il s'était acheté un appartement dans la ville neuve, boulevard des Etoiles-Noires. à deux numéros des Meubles d'Altaïr !

— Qui est Kaxang ?

s'enquit Kline.

— L'astrogateur du Maraudeur. Avec de la chance, il ne sera pas encore pieuté et il nous offrira un coup à boire. Ça ne vaudra

peut-être pas une taverne, mais au moins on n'aura plus le gosier desséché. Et puis, il devrait savoir où trouver un bar ouvert à cette heure.

L'immeuble où habitait Kaxang ne comptait que trois appartements un par étage, mais les deux hommes trouvèrent le moyen de se tromper de sonnette. Le gros homme en robe de chambre qui leur ouvrit la porte les considéra d'un air éberlué, se demandant ce que ces deux ivrognes pouvaient bien lui vouloir. Il parut si soulagé d'apprendre qu'ils cherchaient un de ses voisins qu'il ne pensa même pas à leur reprocher de

l'avoir réveillé.

Kline fut plutôt surpris de

découvrir que Kaxang était un N'Gharien. Bien qu'il sût qu'un certain nombre d'indigènes avaient reçu une éducation supérieure, il n'aurait jamais imaginé qu'un vaisseau comme le Maraudeur pût employer l'un d'eux au poste d'astrogateur.

Si Kaxang fut surpris de voir un Andy Sherwood complètement ivre sonner à sa porte aux environs de minuit, en compagnie d'un acolyte tout aussi éméché, il n'en montra rien. Il devait avoir l'habitude des frasques de l'aventurier, pensa Kline en pénétrant dans

l'appartement à la suite de celui-ci.

 

CHAPITRE IV

La douleur fut la première chose dont Andy Sherwood prit conscience lorsqu'il s'éveilla. Il lui semblait qu'une armée entière de minuscules marteaux-piqueurs avait élu domicile à l'intérieur de son crâne, s'attaquant aux parois de celui-ci. Sa bouche était sèche comme le cœur du désert de Klaesh et sa langue lui donnait l'impression d'avoir été raclée avec du papier de verre. A côté de tout ceci, le volcan miniature qui bouillonnait dans son ventre n'était qu'un désagrément mineur.

Il s'assit et ouvrit les yeux sur un appartement inconnu. Sur les murs blancs étaient accrochés des sagaies et des boucliers n'ghariens, voisinant avec quelques toiles visiblement issues de l'imagination fertile quoique quelque peu abstraite d'un artiste hooran. Il y avait aussi des tentures selfisses aux coloris lumineux, un masque mortuaire grankh et un authentique coucou de la Forêt Noire, qui indiquait neuf heures vingt. Quant à l'ameublement, il comportait le divan moelleux sur lequel avait dormi Sherwood, une table basse en bois de shuunk littéralement couverte de bouteilles et de verres vides, trois fauteuils malléables revêtus de toile thermosensible martienne et un grand buffet de similichêne, aux portes et

montants ornés de sculptures dénotant une origine x'uerde.

Prenant sa tête dans ses mains, Andy essaya de rassembler ses souvenirs relatifs à la soirée de la veille.

Tayakana et lui étaient allés

dîner au Palais des Gourmets, puis Théodore Kline était arrivé, l'avait provoqué et ç'avait été la bagarre !

Ensuite, les choses devenaient floues. Sherwood se rappelait bien avoir mangé et surtout bu avec le policier, mais il était incapable de dire ce qu'ils avaient fait ensuite, et encore moins d'identifier l'appartement dans lequel il venait de se réveiller, avec une gueule de bois comme il n'en avait pas connu depuis cette fameuse cuite, sur Slikillini, au cours de laquelle il avait mis à mal une dizaine de soldats qui cherchaient noise à sa petite amie du moment !

Le léger grincement d'une porte qui s'ouvrait lui vrilla les tympans avec la violence d'une turbine de

stratojet démarrant à quelques centimètres de son oreille. Relevant la tête, il découvrit que Kaxang venait d'entrer dans la pièce, avec un plateau portant une tasse de café fumant, un verre de jus d'orange, un autre de nectar de tomate et quelques toasts grillés et beurrés.

— Eh bien, fit l'astrogateur

d'une voix douce, on dirait que le réveil est difficile ! (Il posa le

plateau sur un coin de table resté libre.) Vous en teniez une bonne, hier soir, poursuivit-il avec un sourire narquois. Je t'avais rarement vu dans un tel état... Et comme si ça ne vous suffisait pas, vous avez vidé mon bar !

conclut-il en désignant les cadavres de bouteilles.

— Nous ? interrogea Andy avant de porter à ses lèvres le

bol de café.

— Oui, Théo et toi. Quand

vous êtes arrivés, vous étiez déjà considérablement imbibés, et ce que vous avez bu ici n'a pas dû vous arranger !

Andy avala une gorgée du breuvage amer, aussi noir que le point singulier d'un collapsar. Comment l'idée

avait-elle pu lui venir de rendre visite à Kaxang au beau milieu de la nuit et en compagnie de Kline, qui plus est ?

— II est reparti ?

s'enquit-il.

— Théo ? Non, il prend

une douche. Il en avait bien besoin ; apparemment, son foie ne supporte

pas qu'il dépasse la troisième bouteille de vodka. A moins que ce ne soit le bourbon ou le bourgogne wondlakien qu'il faille tenir pour responsable. (Le N'Gharien haussa les épaules.) Je me demande comment tu as fait pour ne pas être malade, avec tous ces mélanges...

— Mais je suis malade, affirma Andy, qui venait de vider d'un trait

vingt-cinq centilitres de jus d'orange. Malade comme un chien, si tu veux le savoir !

Avisant un comprimé de Xyloneutral posé sur le plateau, il en défit l'emballage hermétique et le porta à sa

bouche, rencontrant au même moment le regard de Kline, qui venait de passer le seuil de la porte. Les cheveux mouillés et en désordre, drapé dans un vêtement n'gharien ressemblant au croisement d'une djellaba et de la robe d'un évêque anglican, il affichait un teint d'une blancheur malsaine, que ne faisait

qu'accentuer la rougeur de ses globes oculaires.

— Assieds-toi, l'invita

Kaxang. Je t'ai préparé un plateau à toi aussi ; je vais le chercher.

Il s'éclipsa sur la pointe des pieds, laissant les deux hommes seuls. D'une démarche traînante, Kline gagna un fauteuil et s'y laissa tomber de tout son poids avec un profond soupir. Son mal aux cheveux n'avait visiblement rien à envier à celui d'Andy, songea celui-ci.

— Une sacrée cuite, hein ?

fit l'inspecteur. Mais il fallait bien ça pour fêter notre réconciliation...

II leva un regard interrogateur en direction de Sherwood, comme s'il désirait vérifier que leur vieil antagonisme était bien mort et enterré. Ce que l'aventurier lui confirma d'un hochement de tête qui fit naître des élancements douloureux dans tout l'arrière de son

crâne.

Kaxang revint et déposa devant Kline un plateau en tout point identique à celui qu'il avait apporté un moment plus tôt à Andy. Renonçant pour l'instant à poursuivre la conversation, le policier s'empara d'un toast, dans lequel il mordit avec avidité. Comment son estomac pouvait-il accepter la moindre parcelle de nourriture ? se demanda Sherwood, dans les entrailles duquel café, jus d'orange et Xyloneutral

commençaient à se livrer une lutte sans merci.

— Qu'est-ce qui t'amène sur

Joklun-N'Ghar ? interrogea-t-il d'une voix rauque.

Kline acheva posément de mâcher sa bouchée avant de lui répondre :

— Si ça peut te rassurer, je

ne suis pas venu dans l'intention de te persécuter ; je ne savais même pas que tu étais ici. En fait, on m'a chargé de mener l'enquête sur la panne du Réseau informatique local. Il paraîtrait que ce ne serait pas un accident.

— Tu veux dire que quelqu'un

l'aurait provoquée ? s'enquit Kaxang.

— C'est en tout cas

l'hypothèse que privilégient mes supérieurs, fit Kline. Et les raisons qu'ils ont de le penser me paraissent tout à fait valables.

— Quelles sont-elles ?

demanda Sherwood, avant de se décider à mordre dans le toast qu'il regardait avec suspicion depuis une bonne minute déjà.

— Je ne peux pas te le dire,

murmura l'inspecteur. On m'a fait jurer le secret. Mais crois-moi sur parole, l'inquiétude qu'on éprouve en haut lieu est justifiée. Je dois découvrir dès que possible le ou les responsables de cette panne. En fait, j'aurais dû m'y mettre hier soir, mais je ne pouvais pas prévoir que j'allais tomber sur toi, ni ce qui allait en découler. (Il baissa les yeux.) Au fait, je tenais à te faire des excuses pour ce qui s'est passé. Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'étais hors de moi.

— N'en parlons plus, dit

Andy, jouant les grands seigneurs. C'est de l'histoire ancienne, comme le

reste.

Le Xyloneutral commençant à faire effet, l'épouvantable migraine qui avait marqué son réveil n'était plus qu'une vague douleur dans ses tempes. Il se leva, encore mal assuré sur ses jambes, et déclara qu'il allait prendre une douche, pour achever de se remettre les idées en place.

— Dans ce cas, je te dis au revoir, fit Kline. Il faut que je file immédiatement m'occuper de cette fichue enquête.

Je dois identifier l'ordinateur à partir duquel ont opéré les responsables de la panne de Joklunnet, et je n'ai pas la moindre idée de la façon de m'y prendre. Je ne comprends toujours pas

pourquoi on n'a pas envoyé un spécialiste de l'informatique plutôt qu'un vieux flic aux méthodes traditionnelles comme moi !

— Moi, je peux vous dire d'où

ça vient, claironna une voix enfantine.

Surpris, Sherwood et l'inspecteur se tournèrent dans la direction d'où elle venait, et contemplèrent, incrédules, le garçon d'une huitaine d'années qui se tenait en pyjama dans l'encadrement de la porte, frottant ses yeux encore tout rougis de sommeil.

— Jaweel, mon frère cadet,

présenta Kaxang.

La mince flèche argentée du Saute-Lumière n'était plus qu'un point brillant dans le ciel du matin lorsque Ronny Blade en détacha enfin le regard.

Il ne faudrait qu'une quinzaine d'heures au petit vaisseau expérimental pour atteindre Durango, la planète-mère des Jurans, qui se trouvait pourtant à trois mille cent vingt années-lumière de Joklun-N'Ghar. Cette performance

extraordinaire les plus rapides vedettes de la Spatiale auraient en effet mis quatre ou cinq fois ce laps de temps pour parcourir cette distance était due aux extraordinaires propulseurs dont disposait le prototype. Là où les autres astronefs plongeaient dans le subespace la Relativité générale interdisant en effet de dépasser la vitesse de la lumière dans le continuum quadridimensionnel, le Saute-Lumière avait recours à un procédé révolutionnaire qui lui permettait de « tricher » avec les

lois d'Einstein. Cette invention du génial Zébulon Krasbaueur autorisait des vitesses bien supérieures à celles que Ton pouvait atteindre par le canal de l'hyperespace grâce à la propulsion gravito-magnétique[12].

— Les voilà partis, commenta

Blade à l'intention du vieux professeur, qui avait assisté comme lui à l'envol de l'appareil emportant Baker et Owens. II ne nous reste plus qu'à attendre. Il est inutile, je pense, de retourner voir le serpent dieu tant que nous n'aurons pas obtenu de nouvelles informations.

— Je partage votre avis, dit

Krasbaueur en tirant sur les pans de sa courte veste jaune canari. D'autant plus que j'ai quelques petites courses à faire en ville et que je crains

qu'elle ne me prennent une bonne partie de la journée.

— De quoi s'agit-il ?

s'enquit Ronny.

— Essentiellement des

composants électroniques, ce qui ne devrait guère poser de problème ; il

existe sûrement deux ou trois magasins capables de me les fournir dans une ville comme Nylghur. Le tout est de les trouver. Par contre, il y a deux ou trois choses moins courantes qui risquent de me donner du fil à retordre. Cela m'étonnerait, en effet, que les neurofiches cybunkerpiennes soient d'un usage courant sur Joklun-N'Ghar. Il va falloir que je me procure des pièces pour bricoler quelque chose d'équivalent.

— Vous aurez tout votre temps

pour le faire, assura le businessman. Will ne devrait pas nous donner de

nouvelles avant un jour ou deux.

Les deux hommes reprirent le

turbo-car loué par Blade et mirent le cap sur Nylghur, discutant de banalités durant le trajet. Ils arrivèrent dans le centre ville vingt minutes plus tard.

Il était un peu plus de dix heures du matin et une foule animée déambulait sur les trottoirs, tandis que de nombreux véhicules encombraient les rues et

avenues de la capitale n'gharienne dans un concert d'avertisseurs exprimant l'irritation des conducteurs bloqués au milieu de ce qui ressemblait fort à un immense embouteillage.

— Vous feriez mieux de

descendre ici, conseilla Ronny au professeur. Vous irez plus vite à pied.

— Et vous ?

— Je vais essayer de trouver

un endroit où garer le turbo-car et je prendrai le métro. Il n'y a qu'une seule ligne, mais elle passe non loin du palais du Gouverneur, et j'ai l'intention, pour tuer le temps, de rendre visite à Herbert Miiller. Je me suis promis de passer le voir pour le remercier du merveilleux cadeau qu'il nous a fait en nous offrant l'île de Huxley. Et puis, peut-être obtiendrai-je quelques

informations intéressantes... Il est nécessaire, dans ma profession, de se tenir au courant de ce qui se raconte dans les hautes sphères du pouvoir

politique.

« Il vaudrait mieux que nous

nous donnions un rendez-vous, poursuivit-il. Comme il est fort possible que ce brave homme me retienne à déjeuner, je vous suggère de nous retrouver quelque part à l'heure du dîner soit à l'hôtel, soit dans un restaurant quelconque...

Que diriez-vous de goûter la cuisine locale ? Je connais un endroit où l'on vous prend le pouls avant de vous servir, afin de déterminer quels sont vos besoins alimentaires...

— Vraiment ? s'étonna

Krasbaueur. Voilà qui rappelle fort une technique de diagnostic employée par l'ayurveda[13]

— Tout à fait, opina Blade.

D'ailleurs, le cuisinier de ce restaurant est aussi et avant tout un médecin, un authentique g'raghyr, originaire des îles R'Kavon. J'ai eu l'occasion de le rencontrer lors de mon précédent séjour sur ce monde. Il travaillait alors à Yungkhar, dans notre concession du Kendraouang, mais j'ai appris qu'il était récemment « monté » à Nylghur. Sans

doute pense-t-il que ses talents sont plus utiles dans une grande ville comme celle-ci, où les gens subissent des stress de plus en plus importants, que dans une bourgade provinciale.

— Vous semblez éprouver une

grande estime pour lui, remarqua le vieux savant.

— A juste titre, répondit

Ronny. Une simple prise de pouls lui a suffi pour diagnostiquer une faiblesse cardiaque que les meilleurs spécialistes de la Terre avaient mis des mois à déceler en employant les appareils les plus performants. (Son visage se

rembrunit.) D'ailleurs, cela me fait penser qu'après avoir entendu son

diagnostic je m'étais promis de passer un check-up et que je ne l'ai toujours pas fait alors que deux années se sont écoulées depuis !

Krasbaueur haussa les épaules, la main sur la poignée de la portière.

— Vous n'avez pas à vous

inquiéter, dit-il. La précision et la sensibilité des instruments employés de nos jours sont telles que si vous couriez un risque quelconque on l'aurait déterminé avec dix ou quinze années d'avance ! (II ouvrit la portière.) Il faut que je file, s'excusat-il. Nous nous retrouvons au restaurant dont vous m'avez parlé ?

Ronny acquiesça et lui donna

l'adresse. Le vieux professeur le salua de la main et s'éloigna, les mains dans les poches de son pantalon bouffant de couleur lie-de-vin, en sifflotant Le Temps des cerises un ton trop bas.

L'embouteillage ne paraissant pas vouloir se résorber, le businessman engagea son turbo-car dans une rue

adjacente et l'y laissa, garé devant un magasin d'électroménager. Dix minutes plus tard, il descendait les marches de la station de métro la plus proche. Les transports en commun étant gratuits à Nylghur, il n'y avait ni tourniquets, ni poinçonneurs, et une foule dense se pressait sur le quai. Blade dut laisser passer deux rames avant de réussir à monter dans un wagon, serré entre une grosse femme vêtue d'une robe trop moulante et un couple de N'Ghariens qui ne cessèrent pas de discuter de physique quantique durant tout le trajet.

Le métro sortait de terre juste avant l'arrêt Palais-du-Gouverneur, où Ronny le quitta pour s'engager dans la rue sinueuse montant vers la construction qui avait donné son nom à la station.

Il était hors d'haleine lorsqu'il arriva en haut de l'éminence, dominant le nord de la ville, où se dressait la massive construction aux formes sobres mais élégantes qui abritait, outre les appartements d'Herbert Millier, une bonne partie des services officiels de la planète.

Après un regard admiratif au

péristyle à colonnades de marbre rose incrustées de quartz vert, Blade pénétra dans le palais et déclina son identité au garde qui se tenait à l'entrée.

Celui-ci dit quelques mots dans un interphone et demanda au businessman

d'attendre que l'on vienne le chercher. Quelques instants plus tard, Albert Jorgen dévala le grand escalier intérieur pour venir se planter devant lui, une expression difficile à identifier sur son jeune visage rasé de frais.

— Ah, monsieur Blade, fit-il

d'une voix où perçait un certain soulagement. Vous tombez bien. Avez-vous une idée de l'endroit où se trouve Andy Sherwood ?

— Aux dernières nouvelles, il

était en ville, répondit Blade, qui se demandait les raisons de ce subit

intérêt pour son associé.

Jorgen leva les yeux au ciel.

— Oh, ça, je le sais !

soupira-t-il. Je ne le sais que trop bien !

Puis, entraînant le businessman vers les étages supérieurs, il entreprit de lui raconter ce qui s'était passé la veille au soir au Palais des Gourmets.

La matinée finissait lorsque Kline arriva devant la bâtisse saris étage qui abritait les locaux de la société d'édition C.H.R.O.M.E. Bien que ceux-ci fussent situés tout au sud de Nylghur, dans la zone industrielle et artisanale qui s'étendait jusqu'à la rivière

Olkran, l'inspecteur avait effectué à pied les cinq kilomètres qui les

séparaient de l'appartement de Kaxang. Il n'y avait rien de tel qu'une bonne marche pour chasser les derniers relents de gueule de bois, d'autant plus qu'un soleil radieux brillait ce matin-là sur la capitale n'gharienne.

S'arrêtant à quelques dizaines de mètres du bâtiment, il étudia celui-ci, les yeux plissés à cause de la vive luminosité. Il avait mené des centaines d'enquêtes au cours de sa longue

carrière, mais aucune d'elles n'avait jamais démarré de la sorte. Au réveil, lorsque Jaweel avait affirmé connaître l'origine de la panne de Joklunnet, Kline l'avait pour ainsi dire cru sur parole ; les connaissances de l'inspecteur en matière

d'informatique et de dynamique des réseaux étaient trop faibles pour lui

permettre de vérifier les affirmations du jeune N'Gharien. Mais maintenant qu'il se trouvait à pied d'œuvre, il commençait à se demander s'il avait bien fait d'écouter le petit frère de Kaxang. Comment un enfant de huit ou neuf ans aurait-il pu réussir là où avaient échoué les professionnels certifiés mis sur l'affaire par le Gouverneur ? Même les petits génies surdoués avaient

leurs limites.

Toutefois, Kline ne disposait pour l'instant d'aucune autre piste, et sa conscience professionnelle le poussait à ne rien laisse de côté qui pût lui permettre d'élucider l'affaire en cours. Si Jaweel ne lui avait pas affirmé avoir identifié l'ordinateur responsable de l'incident de la veille, il aurait dû se résoudre à se rendre au palais du Gouverneur, pour y subir les reproches de Jorgen, qui devait bouillir de colère à la suite des événements du Palais des Gourmets une option qui ne plaisait guère à l'inspecteur. Il était

nettement préférable de ne pas arriver les mains vides et, après tout,

peut-être le frère cadet de Kaxang avait-il réellement découvert les auteurs du piratage... Ses arguments, en tout cas, paraissaient tout à fait valables aux yeux d'un néophyte.

Redressant la tête, Kline se

dirigea vers la porte principale du bâtiment, qui coulissa automatiquement lorsqu'il arriva devant elle. Elle donnait sur un petit hall de réception doté d'un comptoir et de quelques sièges à l'aspect inconfortable. Une hôtesse en minirobe translucide et semelles compensées de vingt centimètres consultait un terminal, le front plissé. Elle leva les yeux vers l'arrivant.

— Vous désirez ?

demanda-t-elle d'une voix peu aimable.

— Inspecteur Kline. de la

police sectorielle de X'Uerd, se présenta Theodore. Je désirerais parler au directeur de cette compagnie.

— Je suis désolée, mais M. Edge est absent pour le moment, répondit l'hôtesse en rejetant en arrière une mèche rebelle d'un rose passé.

— Quand reviendra-t-il ?

— Je l'ignore. Il est en

voyage hors planète. Mais je peux vous annoncer à M. Creed, notre

responsable technique, qui le remplace durant son absence...

Kline acquiesça. La jeune femme pianota sur le clavier de son interphone, échangea quelques mots avec un

correspondant inaudible et, se levant, guida l'inspecteur tout au bout d'un long couloir éclairé a giorno par des rampes électroluminescentes. Elle tortillait outrageusement des fesses en

marchant, remarqua-t-il, et se demanda si c'était naturel chez elle ou si elle en avait reçu la consigne de ses supérieurs, comme cela se faisait sur d'autres mondes. « Un client séduit est un client conquis », enseignait-on

lors des cours de mercatique.

Kline pénétra dans une pièce qui le laissa un instant sans voix ni réaction. Il ne se serait en effet jamais attendu à trouver pareil endroit sur un monde récemment colonisé comme Joklun-N'Ghar et encore moins chez un éditeur !

Il y avait là un nombre

invraisemblable d'appareils électroniques, allant de l'oscilloscope au scanner en passant par une batterie de plusieurs dizaines d'ordinateurs, des écrans de toutes tailles et de toutes formes, une véritable galaxie de haut-parleurs, des claviers par douzaines et quelques amplificateurs de modèles déjà anciens, reconnaissables à leurs potentiomètres de volume et leurs égaliseurs à large bande. Le tout était interconnecté par une forêt de câbles et de fibres

optiques, qui formaient un tapis irrégulier sur le sol de béton cru.

Un homme assis en tailleur au

milieu de ce décor outrageusement technologique, un fer à souder dans une main et un petit boîtier dans l'autre, fouillait dans les entrailles d'un

synthétiseur. Il redressa la tête en entendant la porte s'ouvrir et adressa un salut distrait à Kline.

— Je suis à vous tout de

suite, annonça-t-il.

Il effectua une soudure, la

contrôla à l'aide du multimètre et, posant ses ustensiles à terre, se leva pour accueillir l'inspecteur.

— Helios Creed, se

présenta-t-il. Jalna m'a dit que vous étiez de la police ?

Kline serra la main qu'il lui

tendait.

— En effet, répondit-il. Je

suis chargé de l'enquête sur la panne générale qui a frappé hier matin l'ensemble du Réseau planétaire.

— Vous en avez identifié la

cause ? demanda Creed.

— Pas encore, assura le

policier.

Ce n'était qu'un demi-mensonge, puisqu'il n'avait toujours obtenu aucune confirmation des affirmations de

Jaweel.

— Nous n'avons pas eu trop de

dégâts, dit son interlocuteur. Bien entendu, comme partout, la mémoire de nos machines a été vidée et nous avons perdu quelques données non encore

sauvegardées, mais j'ai réussi à récupérer l'essentiel.

— Vous êtes informaticien ?

— Disons que je me débrouille, fit modestement Creed. J'ai appris sur le tas, comme on dit. Au départ, je suis surtout un musicien. Mais vous savez ce que c'est : de nos jours, il est

quasi impossible de faire de la musique sans un minimum de connaissances en électronique et en informatique. Alors, je m'y suis mis et, finalement, je ne me débrouille pas trop mal. J'ai dû réparer au moins une fois tous les

appareils que vous voyez, conclut-il avec un large geste du bras.

Kline contempla, circonspect, un écran parcouru de zébrures horizontales aux vives couleurs. Celles-ci

possédaient-elles un sens ? Ou bien le moniteur était-il défectueux ?

Il n'eût su le dire.

— Si je comprends bien, c'est

vous qui vous chargez de la maintenance de l'informatique de C.H.R.O.M.E. ?

s'enquit-il.

— Je répare le matériel, oui.

En ce qui concerne les logiciels, c'est plutôt la partie de mon associé, Damon Edge. Mais comme Jalna vous l'a dit, il est absent en ce moment. Il ne doit même pas être au courant de ce qui s'est passé hier.

— Où se trouve-t-il ?

— Sur Telmine, je crois, ou

peut-être sur Wondlak. Il avait besoin de vacances ; nous venons tout

juste de lancer une nouvelle gamme de produits, et il a travaillé pratiquement sans interruption durant trois semaines pour que tout soit prêt à temps.

Kline fut surpris voire choqué d'entendre son interlocuteur utiliser le mot « produits ». Pour l'inspecteur, la

littérature relevait de l'art, et non du commerce.

— De quel genre de livres

s'agit-il ? demanda-t-il.

Creed s'esclaffa.

— Je crois qu'il convient de

dissiper un certain malentendu, dit-il. C.H.R.O.M.E. n'édite pas des « livres », mais des cristaux-ROM destinés aux polylecteurs numériques. Vous ne trouverez pas une seule feuille de papier dans tout le bâtiment sauf peut-être pour la correspondance officielle. Quant au contenu de nos productions, il s'agit

essentiellement de données brutes, destinées à fournir une base pour diverses professions fortement informatisées et toutes liées à la musique. La gamme de produits dont je vous parlais consiste en une série de cristaux-ROM présentant des sons numérisés. Nous ciblons avant tout un public de musiciens désireux de ne pas perdre de temps à créer eux-mêmes les sonorités dont ils ont besoin.

Toutefois, notre plus grosse commande pour l'instant a été passée par les

studios Parastar, qui travaillent pour la Space o'Vision. Ils utilisent mon travail pour la musique et le bruitage de films et de séries.

— Votre travail ? souligna Kline.

— Je ne vous l'avais pas dit ?

J'ai façonné la plupart des sons en question. Mon association avec Damon repose sur le principe suivant : je crée les produits et il les les vend.

Difficile de faire autrement : je ne suis vraiment pas doué pour le

commerce et il ne comprend rien à la musique.

Se baissant, Creed ramassa un

objet étrange, ressemblant à une mandoline pourvue de sept cordes et d'une caisse de résonance réalisée à partir d'une courge n'gharienne. Il y plaqua un accord aigrelet avant de reprendre :

— Nos cristaux-ROM ne

contiennent que des sons ; les logiciels permettant de les créer et de les employer voire de les « retailler », si besoin est existent déjà, et

depuis fort longtemps, dit-il en plaquant un accord aigrelet qui fit grincer des dents l'inspecteur. Les programmes qu'écrit ou modifie Damon servent

essentiellement à la gestion de nos affaires. Je vous l'ai dit, ce n'est pas un créatif, mais comme commercial il se pose là ! Notre nouvelle gamme

n'était pas encore prête qu'il avait obtenu assez de commandes pour amortir les frais de fabrication et faire tourner C.H.R.O.M.E. pendant les six prochains mois !

« Mais je suppose que vous

n'êtes pas ici pour m'entendre exposer le fonctionnement de notre compagnie.

Que puis-je pour vous, monsieur l'inspecteur ?

Kline eut l'impression qu'une

ironie voilée transparaissait dans la voix d'Helios Creed.

— Rien de précis,

répondit-il. Je rends visite à toutes les compagnies branchées sur Joklunnet en espérant qu'au sein de l'une d'elles quelqu'un aura peut-être remarqué un détail permettant de

découvrir l'origine de la panne. Nos spécialistes se perdent en effet en

conjectures sur ce qui a pu la causer. Certains parlent de piratage, d'autres de sabotage... Mais si vous voulez mon avis, ajouta-t-il avec un clin d'œil à l'attention de Creed, le problème vient de l'incompétence des ingénieurs

chargés d'établir et de surveiller le Réseau local !

— Je ne vous le fais pas

dire. Justement, avant de partir, Damon me disait qu'il ne cessait d'avoir des problèmes de connexion avec les bases de données publiques. Peut-être

devriez-vous chercher dans cette direction-là...

— Oui, peut-être... répéta

Kline, l'air songeur.